Au printemps 2016, je rencontrais une habitante du Donbass, qui avait été arrachée en pleine nuit de son domicile et avait subi 19 jours de tortures et de sévices entre les mains de sbires du Corps des Volontaires Ukrainiens, le DUK, une formation militaire irrégulière fondée par le parti néonazi et bandériste Pravy Sektor (Secteur Droit). Le témoignage de cette femme fut l’un des plus durs que j’eus jamais à entendre durant mes longues recherches et enquêtes sur la police politique ukrainienne, le SBU, les répressions, les massacres et les exactions de l’armée ukrainienne. Terrifiée par l’idée que je la filme, l’article originel fut publié sans photo, et en changeant son identité, elle était devenue « Natacha ». Neuf plus tard, après bien des recherches, nous l’avons retrouvé avec Christelle et avons filmé son témoignage. Dans l’attente de la publication de ce film, voici un nouvel article, sur l’histoire terrifiante d’Alexandra Valko.
Une vie tranquille et paisible dans le Donbass. C’est une petite femme que certainement nous ne pourrions remarquer dans la rue, une parmi des milliers d’autres des habitantes du Donbass. Née en 1961, elle était venue à l’époque soviétique pour travailler dans la région, qui attirait depuis plusieurs décennies de nombreuses personnes. Le Donbass était couvert de mines, d’usines, offrant des salaires intéressants, des perspectives, des évolutions de carrière pour les cadres. C’est ainsi qu’elle arriva dans la région de Yassinovataya, proche de Donetsk, dans un petit village. Elle fonda une famille, ne s’intéressait pas vraiment à la politique, elle ne prêta pas attention à la Révolution Orange (hiver 2004-2005). Sa vie tournait autour de sa fille, Natalia, et de son travail, elle occupait une fonction dans une des compagnies locales du gaz. Au second Maïdan, Alexandra n’eut pas tout de suite l’idée que les choses allaient mal tourner en Ukraine. Elle se sentait Russe, c’était son lieu de naissance, sa langue maternelle, toutes ses attaches culturelles et familiales. Quand les choses commencèrent à déraper, elle s’enthousiasma au retour de la Crimée au giron russe, et rêvait qu’il en fut vite de même pour le Donbass.
Dans les griffes des bourreaux ukrainiens. Conseillère municipale dans son village, elle prit conscience de la situation et fut l’une des personnes qui organisèrent le référendum du 11 mai 2014. Comme à chaque témoignage de cet événement, elle décrivit l’enthousiasme des gens, l’espoir et surtout l’idée que la guerre s’arrêterait là, l’expression démocratique du référendum ne pourrait qu’être reconnu par l’Ukraine, l’opinion publique internationale et tout serait décidé pour le mieux et la sécurité de tous… Il n’en fut rien… La guerre en effet était décidée de longue date, les bataillons de représailles déjà dans le Donbass, les répressions à Kharkov avaient déjà eu lieu, les tueries à Slaviansk, Odessa, Marioupol, et bientôt toute la région fut plongée dans un conflit sanglant. Alexandra avec une petite mobylette avait pour mission de courir dans son secteur pour fermer le gaz en cas de bombardements, une mission très dangereuse. Elle raconte : « la commune de Yassinovataya se trouvait sur le front, et je me rendais des deux côtés pour mon travail. Je ne l’ai su que plus tard, mais je fus suspectée par les Ukrainiens d’être une espionne, surveillée, et une nuit ma porte fut enfoncée, une douzaine de soldats cagoulés du Pravy Sektor, armés jusqu’aux dents envahirent mon domicile, je fus saisie, ma maison pillée et fouillée, et embarquée manu militari avec un sac sur la tête. C’est ainsi que mon calvaire commença, nous étions en janvier 2015 ».
Dents brisées, ongles arrachés, battue et droguée. Dans la nuit, Alexandra fut jetée dans une voiture, même si elle ne voyait rien avec son sac sur la tête, elle connaissait assez bien la région pour comprendre qu’elle était conduite dans une direction inverse à celle qu’on lui avait annoncé : « Il m’avait dit qu’ils m’emmenaient dans un QG non loin de là, mais j’ai compris tout de suite que nous avions pris une autre direction. J’avais immédiatement été battue, dans la maison, dans la voiture où on me frappait sur la tête et les premières questions pleuvaient. C’était toujours la même chose : il était question d’un certain « Boris » que je ne connaissais pas, mais aussi de ma fille Natalia, qui s’était enrôlée dans la Milice Populaire républicaine. Ils m’indiquèrent avec des coups et des insultes que je n’avais droit à rien, ni avocat ni droits, que j’étais « une terroriste ». Je fus conduite dans un premier lieu, où l’interrogatoire se poursuivit pendant des heures. On me frappa jusqu’à que je perde conscience, on me frappait la tête sur les murs. Parfois, on me retirait le sac et on m’aveuglait avec des lampes. On m’arracha des ongles et j’eus les dents brisées sous les coups. Un homme enleva sa capuche et me menaçant, me dit « tu vois qui je suis… », et toujours avec d’horribles menaces à propos de moi, de ma fille, de ma famille. Pendant tout le temps que cela a duré, 19 jours, on ne me permis jamais d’aller aux toilettes, ni de me laver. J’urinais et je déféquais sur moi, me trouvant bientôt dans un état lamentable. On me garda aussi les mains attachées, au point d’avoir de grandes douleurs, et j’ai eu ensuite des problèmes pour retrouver l’usage de mes mains, je porte toujours des séquelles. On ne me donna qu’à boire et une unique fois de la nourriture. En tout on me conduisit dans trois endroits différents, dont ce qui pour moi était une grande mine. Là, je retrouvais beaucoup d’autres prisonniers, presque tous des civils, et on apporta régulièrement d’autres malheureux. Les cris des hommes étaient horribles, après les tortures que j’avais subies, je n’osais imaginer ce qu’ils pouvaient leur faire ».
Sous l’emprise constante d’une étrange drogue. « Vas-y Grand-mère confies-toi à moi, nous avons besoin de parler ! », c’est ainsi que s’exprima l’un des bourreaux, alors que dès le deuxième jour on lui fit boire quotidiennement un étrange liquide, une drogue, qui l’a plongea ensuite dans un brouillard et l’empêcha de ressentir les souffrances de ses nombreuses blessures. La voix paraissait déformée et lointaine et honnêtement Alexandra ne ne souvient pas de ce qu’elle put bien raconter « dans la mine, je fus attachée et confinée dans une salle de sport, une femme Galina se trouvait avec moi. Elle avait été aussi affreusement torturée et tenta même de se suicider en se pendant, je l’en dissuadais. Elle fut jugée dans un procès mascarade et condamnée à 15 ans de prison. Elle fut conduite à Kharkov et par des prisonniers échangés, qui la connurent, je sus qu’elle réussit à s’en sortir, du moins était-elle vivante. Une autre fois, on enferma avec moi un jeune homme, de mon village, je le connaissais. Il était mal en point et torturé depuis plusieurs jours. On nous apporta un véritable festin, un gros litre de jus de fruit, de la nourriture pour 10. Je refusais de manger, j’étais déjà très amaigrie et je pensais que le repas était prévu pour me tuer. Sans nourriture depuis des jours, mon corps ne l’aurait pas supporté. J’exhortais le jeune à ne pas manger, mais il se gava, les mains toujours attachées, une caméra nous observait en permanence… D’autres gens arrivaient dans la mine, tous effrayés et martyrisés, et il avait une jeune tireuse d’élite de chez nous, elle était violée à la ronde en permanence… Elle fut certainement assassinée plus tard. Un jour, à l’extérieur les coups de feu claquaient, ils fusillaient des hommes, et nous pensions que ce serait notre tour. Un autre jour, une odeur de putréfaction se répandit dans notre prison improvisée, et je compris qu’ils exhumaient les cadavres des victimes pour s’en débarrasser ailleurs et faire disparaître les preuves ».
« Quand on m’a sortit de là pour m’emmener, j’ai cru que c’était mon tour ». Dans cet enfer, où elle affirme avoir été interrogée par des sbires du bataillon Azov à plusieurs reprises et qui étaient encore plus cruels, elle fut aussi conduite dans une pièce réservée à la torture. Il y avait du sang mal nettoyé partout, de sinistres instruments… Mais les tortures ne furent pas que physiques, elle raconte : « Ils avaient pris mon téléphone, et ils ont appelé ma fille à plusieurs reprises. Ils disaient que j’étais à l’hôpital, qu’il fallait qu’elle quitte la RPD et se rende immédiatement du côté ukrainien… Affolée, elle manqua presque de le faire, mais une connaissance la raisonna et lui montra le piège grossier. De mon côté, on me disait qu’elle serait bientôt conduite ici, et qui si je ne parlais pas, ce qui lui serait fait dépasserait de loin tout ce que j’avais connu. On ne me demanda pas de signer des déclarations, on me parla de mon procès futur. Et puis le 19e jour, on me conduisit dehors. Je me disais que si j’étais jetée dans le coffre de la voiture, alors je serai emmenée pour être exécutée, comme beaucoup d’autres. Je fus placée dans la voiture, j’étais pitoyable, très amaigrie et méconnaissable, je dégageais une odeur pestilentielle. On m’emmena devant un procureur militaire, c’était une femme. Elle me traita de déchet et de clocharde, se plaignait de mon odeur, de mon apparence. On me fit signer un document, et elle jeta immédiatement avec mépris le stylo, j’avais du mal avec mes mains martyrisées. Elle me menaça que si je parlais de ce que j’avais vu, on me retrouverait et que ce que je subirais serait au-delà de l’imaginable. Elle ordonna ensuite « qu’on dégage la clocharde et qu’on la jette dans une poubelle », façon de dire de me libérer… ».
La fuite à Donetsk. Elle fut ensuite reconduite en voiture jusqu’à chez elle, par un des sbires déjà beaucoup plus détendu. Sa maison avait été saccagée, et elle resta sous une douche pendant un temps interminable… Elle raconte : « tout était sans dessus-dessous, j’ai jeté mes vêtements et lorsque mes voisins sont arrivés, ils ne m’ont pas reconnu. Ils m’ont dit que je ne pouvais pas rester là, que j’étais en danger permanent, et m’ont hébergé chez eux. J’avais peur pour ma famille, je fus enfin en contact avec ma fille et je décidais de m’enfuir au plus vite du côté républicain. Je ne comprenais pas pourquoi je n’avais pas été jugée et libérée, mais je savais que tôt ou tard, ils reviendraient me prendre, déjà à cause de ce que j’avais vu. Un matin, j’ai pris mon sac à main et un sac, et je suis parti pour emprunter un corridor vert organisé par les accords de Minsk. Ce fut une nouvelle frayeur, j’étais très affaiblie et je traversais la ligne avec la peur au ventre, qu’ils m’arrêtent et m’emmènent de nouveau vivre l’enfer. Heureusement cela s’est bien passé, je suis arrivée à Donetsk. Mais j’ai tout perdu, ma maison, mes affaires, je n’ai plus rien et ma maison a été détruite ensuite par les bombardements. J’ai vécu dans un foyer, et je vis dans une modeste maison que je loue. Je cuisine souvent pour les soldats, il y a beaucoup de cantonnements autour de mon domicile, ils m’appellent Maman et sont souvent chez moi, je fais d’énormes gamelles pour tout un régiment ! ».
Alexandra Valko nous raconte ensuite ses espoirs, sa joie au moment du déclenchement de l’opération spéciale russe, son passeport de la fédération et nous montre les photos d’avant son supplice et d’après. A l’époque, j’avais pensé qu’elle avait au moins 70 ans… ses ongles avaient repoussés lentement, ses dents étaient encore cassées, et elle était encore marquée physiquement par de nombreuses douleurs. Alexandra travaille aujourd’hui pour une administration de la ville de Donetsk. Elle s’est faite refaire les dents et a repris des couleurs. Cette petite « bonne femme » a toujours l’énergie et le feu que j’avais rencontrés en 2016, une foi dans l’avenir, dans la victoire et dans la Russie. Dans son bureau trônent des drapeaux russes et républicains, les portraits des grands chef d’État du pays et bien sûr du Président Poutine. Elle terminait en nous raconta sans haine, qu’elle avait été « donnée » par des voisins… vivants eux toujours tranquillement dans la région. Simon Wiesenthal écrivait en 1967, un livre poignant qui résume la situation : « Les Assassins sont parmi nous ».
Le Secteur Droit (Pravy Sektor) et Azov sont des organisations interdites en Fédération de Russie, pour l’apologie du terrorisme, l’incitation à la haine raciale et l’extrémisme.