Nous avons rencontré avec Christelle, l’un des survivants de la « Bibliothèque », un endroit souterrain dans l’aéroport de Marioupol, qui en 2014, a été le théâtre de terribles événements. Dans le contexte des troubles provoqués par le Maïdan, la « Révolution de la Dignité » à Kiev, les populations de l’Est de l’Ukraine, en très grande majorité des Russes ethniques, avaient refusé en bloc le coup d’État US. Depuis 2015, je m’attache à retrouver les hommes et les femmes qui ont été victimes des odieuses répressions et tortures initiées par l’Ukraine, notamment par sa police politique, le SBU. Le témoignage de Kirill est exceptionnel, à la fois parce qu’il a été l’un des tout premiers torturés connus, et qu’il a été mis en scène par la presse ukrainienne, et surtout parce que deux députés ukrainiens, Mosiychuk et Liachko, ont participé à son interrogatoire, usant aussi d’ignobles violences à son encontre. Avec force, et des détails qui sont restés gravés dans sa mémoire, il raconte, non sans éprouver des difficultés tant le souvenir de ces tortures est resté vif et douloureux.
Marioupol, la ville martyrisée par l’Ukraine. Contrairement à ce qui a été dit sur le grand port du Donbass, la ville de Marioupol n’a jamais compté une population ukrainienne d’importance, mais a toujours été une « ville russe », avec une majorité écrasante de gens de langue russe maternelle. Au moment du Maïdan, des manifestations se sont vite organisées dans la seconde ville du Donbass, rassemblant des milliers de personnes protestant contre le Maïdan. Après le début des massacres et des répressions, en particulier à Slaviansk, Zaporojie ou Kharkov, Kiev envoya dans la ville des forces de police, des agents du SBU, « des hommes en noir », originaires essentiellement du Centre et de l’Ouest de l’Ukraine. Le Ministère de l’Intérieur envoya aussi plusieurs unités, dont le tout nouveau bataillon Azov, fraîchement fondé, qui avec d’autres forces devaient mâter la résistance des populations russes, et tenter de conserver la ville en ébullition. Après avoir écrasé un début d’insurrection à Kharkov (début avril 2014), Kiev avait ordonné et orchestré le massacre d’Odessa (2 mai). Si les violences provoquèrent la terreur, firent couler le sang, elles déclenchèrent également l’insurrection républicaine dans tout le Donbass. Avec Azov arrivèrent dans la ville de Marioupol, les députés Mosiychuk et Liachko, le premier membre d’Azov, mais aussi du parti néonazi Pravy Sektor, le second chef du plus grand parti bandériste d’Ukraine, le Parti Radical. Nous ne connaissons pas les méandres ukrainiens qui permirent leur venue à Marioupol, en dehors de leurs fonctions, mais il est certain qu’ils arrivèrent pour motiver les premiers bataillons de représailles, se mettre en scène, et commencer une propagande infâme autour « des terroristes » du Donbass. Après Odessa, devait suivre immédiatement des événements sanglants à Marioupol, les premières arrestations, le massacre du 9 mai, l’insurrection, le référendum du 11 mai pour la RPD, et hélas, la reprise de la ville par les forces ukrainiennes (13 juin), qui sonnèrent le début d’un nouveau massacre, des centaines de gens arrêtés et assassinés, et d’une terrible occupation de huit années.
Kirill, un simple habitant du Donbass, dans la fournaise des répressions. Imposant, fort, de grande taille, portant un uniforme, ce furent les premières impressions qui émanèrent de l’homme venu à notre rencontre. Dans une interview, où je n’eus quasiment pas à poser de questions, Kirill me raconta sa vie, et surtout cette période du printemps 2014, ainsi que ces tristes années de détention dans les geôles ukrainiennes. « Je suis né dans le Donbass, et j’ai vécu mon enfance à Marioupol. Je viens d’une famille russe, avec des origines de Piatigorsk du côté d’une grand-mère. Je n’ai jamais parlé que la langue russe. Au moment du Maïdan, vous savez, le Donbass est une région où les gens sont au travail, dans les usines, les mines. Nous n’avons pas prêté beaucoup attention aux événements à Kiev, mais nous étions contre. Je n’ai pas pris conscience que des drames et la guerre arriveraient vite chez nous, cependant j’ai vite participé aux manifestations anti Maïdan. Je travaillais à l’époque dans un média local. Nous avons construit un camp de tentes, des barricades, les gens venaient après leur travail, il y avait des milliers de personnes. Des femmes préparaient de la nourriture, il y avait des stands, les gens donnaient de la nourriture. Nous avions déjà, même avant sa création, des drapeaux de la RPD, et aussi de la Russie, de la Novorossia. Nous étions au mois de mars, et de l’Ouest de l’Ukraine sont arrivées des forces de police, puis des hommes de la Garde Nationale, des « hommes en noir », et les sbires d’Azov. Toutes les forces de police locales étaient avec nous, alors pour faire le sale travail, ils ont amené ici ces gens. Au mois de mars, ils ont commencé à tenter de détruire le camp, de chasser et d‘intimider les gens. Il y avait beaucoup de personnes âgées, des familles avec des enfants. En face, ils portaient des armes, des fusils d’assaut, nous n’avions nous que des bâtons. Quand le soir, nous avions été dispersés, le matin suivant nous étions déjà revenus… Les choses ont duré ainsi tout le mois d’avril, mais la situation est devenue explosive au début de mai. Il y a eut les premiers crimes et assassinats, et dans la nuit du 6 au 7 mai, l’arrestation des premières victimes. Avec mes camarades, nous nous sommes présentés nombreux pour exiger leur libération, nous étions plus de 500, ils retenaient une douzaine de personnes. Les choses ont vite tourné au vinaigre, les bandéristes d’Azov étaient arrivés dans des bus. Ils sont descendus et ont ouvert le feu, au pied des gens et en l’air. Puis dans la foule, tout a commencé comme ça. Parmi les brutes d’en face, un officier a crié : « choppez le gros ! Retenez-le ! », et je fus saisis manu militari ».
Lâchement torturé, battu et enfermé dans un frigo après avoir été aspergé d’eau. Kirill poursuit son récit, nous sommes surpris encore fois de tous les détails qui sont restés dans sa mémoire : marque des voitures, tenues des bourreaux, paroles, il aura un moment cependant du mal, pris par l’émotion, au moment du récit des pires tortures qu’il supporta héroïquement. Il poursuit : « ils m’ont arrêté, immédiatement sauvagement battu, et emmené dans une pièce. Par la suite deux autres hommes m’ont rejoints, dont un tout jeune. On nous a attaché les mains dans le dos, les coups pleuvaient, et avec les deux autres, ont nous a conduit dans l’aéroport, dans les caves, ce qui a été appelé « la Bibliothèque ». Là, j’ai vu Mosiychuk, qui a participé à mes tortures et mon interrogatoire. Avec un couteau, il m’a blessé à la main, j’ai maintenant un doigt qui est recourbé et qui ne peut plus bouger. Ils m’ont frappé partout, dans le dos, les cotes, sur la tête, j’étais en sang, j’ai compté 16 coups sur la tête à un moment, avant de m’effondrer inconscient. J’ai encore des cicatrices, vous voyez sur la tête, sur la tempe, et sur le corps, et j’en garde toujours des séquelles. Avec d’autres hommes, Mosiychuk m’a battu, il m’enfonçait son couteau dans la main. Ils voulaient que je dise que j’étais un agent du Kremlin, que j’avais été payé, mais j’ai tenu bon. A un moment, ils nous ont enfermé dans une pièce frigorifique. On nous avait avant aspergés d’eau, et poussés dans cette pièce, où nous fûmes bientôt congelés. Le soir du 7 mai, j’ai été emmené en fourgon à Kiev, il y a beaucoup de photos, et des vidéos. Liachko était arrivé, et il avait mis en scène l’événement, il y a depuis lors des vidéos en ligne. J’avais une cagoule sur la tête, il parlait du terroriste qu’ils avaient arrêté, « l’agent russe », alors que j’étais un simple citoyen de Marioupol. Tout cela est documenté et encore présent sur Internet ».
Trois jours d’interrogatoire, sans manger et dormir. Après une journée infernale, l’ordre fut donné de conduire Kirill à Kiev, afin de poursuivre les interrogatoires et de monter un dossier pour la propagande. L’idée était de lui faire avouer qu’il était un agent stipendié de la Russie, ce qui aurait permis ensuite aux médias ukrainiens de s’acharner. Il raconte : « J‘ai été conduit à Kiev, et les tortures, les coups et l’interrogatoire ont repris. Avec les événements du 9 mai, à Marioupol, les brutes d’Azov et les « hommes en noir », sont repartis dans la ville, et j’ai été remis à des fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur, ce n’était pas le SBU. On m’a interrogé trois jours de suite, sans me donner à manger, ni me permettre de me laver. Ils voulaient absolument me faire dire que j’étais un terroriste, que j’avais une mission du Kremlin. J’ai refusé, et c’est la raison pour laquelle, ils se sont acharnés sur moi. Comme j’étais le premier « séparatiste » arrêté à Marioupol, cela m’a certainement sauvé la vie, à la fois ils ne savaient pas quoi faire avec moi, et j’avais été filmé par Liachko. Trois semaines après, j’ai de nouveau subi des tortures et des interrogatoires musclés, mais là encore j’ai refusé d’avouer leurs mensonges ou de signer un document. Ensuite, j’ai finalement été transféré dans une prison à Zaporojie, où j’ai attendu mon procès. C’est une avocate, défenderesse des Droits de l’homme qui m’a défendu, elle a fait ce qu’elle a pu. Dans la prison, j’ai été rejoint par de nombreux autres « séparatistes », nous n’étions pas très bien traités. J’ai perdu énormément de poids, et mon record c’est quinze jours sans manger, je ne pouvais pas, avec le stress et le désespoir. J’ai été jugé en juin 2015, et dans un procès mascarade, j’ai été condamné à 12 ans de prison, pour « le terrorisme et séparatisme » et pour avoir été « un agent de la Russie ». On m’a aussi pris tous mes biens, mon appartement que je tenais de ma grand-mère à Marioupol. Il a été vendu ensuite par l’État ukrainien à des gens… J’ai alors tout perdu, même mes affaires dans l’appartement, tout a été volé ».
Près de 4 ans dans les prisons de l’Ukraine avec l’indifférence de la Croix Rouge et de l’OSCE. Kirill raconte ensuite son long emprisonnement, et ce qui conduisit heureusement à son échange, au début de 2018. Médiatisé par Liachko, qui avait donné des ordres pour empêcher son échange (à cause du témoignage accablant de Kirill), il resta pendant 3 ans et 9 mois dans sa prison. Il poursuit : « En prison, en Ukraine, avec de l’argent tout est possible… alors bien que ce soit interdit, j’ai pu me procurer un téléphone mobile. Avec lui, j’ai pu contacter d’autres prisonniers, échanger des informations, et surtout écrire à Morozova, la chef du service des Droits de l’homme de la RPD. J’ai vu pendant mon emprisonnement des gens de la Croix Rouge, mais aussi de l’OSCE, mais ils étaient d’une hypocrisie sans nom, ils ne firent rien pour nous, avec des discours qui bottaient en touche. Ils ont entendu nos témoignages, les tortures et tout le reste, mais ils se sont bien gardés de rendre public ces faits. Ils ménageaient l’Ukraine, et ne jouèrent aucun rôle dans ma libération. Comme j’avais été « célèbre », par les vidéos tournées par Mosiychuk et Liachko, cela a empêché longtemps mon échange. Beaucoup furent échangés avant moi, mais finalement, je fus intégré dans un échange, le plus gros qu’il y ait eu jusqu’à lors, à la fin de 2017. On nous a rassemblé dans cette expectative, j’ai su que je serai échangé vers décembre 2017. Et puis enfin, ce fut la liberté. Dans les accords d’échange, il avait été question de mes biens, de mon appartement, d’une compensation. Mais ce que l’Ukraine m’a volé, je ne l’ai jamais recouvré, je n’ai jamais été indemnisé. Plus tard, pendant la libération de Marioupol, mon appartement a été brûlé et détruit, aussi je n’ai rien récupéré, j’ai tout perdu. De retour, j’ai été longtemps en convalescence, j’avais perdu énormément de poids, et comme nous étions enfermés, que nous ne pouvions marcher et que nous n’avions jamais d’activités physiques, j’étais très affaibli. J’ai eu du mal à me remettre, mes blessures ont été soignées, mais tardivement, alors je garde des séquelles à vie. Quand j’ai été mieux, je me suis engagé dans l’aide aux soldats, aux civils, c’est ce que je fais depuis lors, et je vis chichement. L’Ukraine ??? Je ne veux pas savoir, j’ai reçu un passeport russe, j’en suis fier, nous n’avons rien à voir avec ces gens et peu importe ce qu’il lui arrivera, ici c’est la Russie à jamais ! Nous devrons détruire ces bandéristes, et j’espère que justice sera faite, il n’y a pas d’autres mots pour définir l’Ukraine, que fascisme ».
De la photo de l’article et des documents. La photo présentée par l’article est celle de Kirill, ignoblement mis en scène par « les hommes en noir » de l’Ukraine, l’une de celles qui furent publiées par Mosiychuk et Liachko, lors de leur mise en scène « de l’arrestation du terroriste ». Des vidéos existent que nous publierons sur le canal Telegram d’International Reporters, avec l’article et le film sur Kirill. On aperçoit également sur la photo, un autre malheureux, en rouge, lui aussi torturé et prisonnier. La « Bibliothèque » a servi de lieu de tortures et de détention (7-9 mai 2014), puis après la reprise de la ville (13 juin-et semaines suivantes), des gens y furent fusillés, assassinés, les corps s’évaporèrent dans la nature… d’autres comme Kirill furent emmenés à Kiev, d’autres encore rackettés. Le nombre de mort des deux massacres de Marioupol, durant le printemps 2014, se compte en centaines (selon certaines souches, jusqu’à 600), avec des pistes vers des fosses communes, ou la disparition des corps par compression avec une presse d’une casse automobile, ou après les avoir jetés dans d’anciens puits de mine ou carrière (près de Marioupol, région de Granitnoe, etc.). Deux témoins Oleg et Vitali, résistants, parlent également de fosses communes cachées aux environs de la ville.
L’interview de Kirill fera l’objet d’un petit film, car fait exceptionnel, nous avons pu filmer tout son témoignage. Par le passé, les « torturés » par l’Ukraine refusaient de s’exprimer devant une caméra, dans l’incertitude de l’avenir, des répressions sur leurs familles, ou d’être retrouvés et assassinés par les sbires du SBU. Ce témoignage sera bientôt publié par International Reporters en exclusivité.
Les organisations Azov et Pravy Sektor sont interdites sur le territoire de la Fédération de Russie, pour l’apologie du terrorisme, incitation à la haine raciale et l’extrémisme.
Cher Laurent, Christelle & toute l’équipe,
je suis profondément touché par le témoignage de Kirill. On a beau lire des récits de guerre, rien ne prépare à entendre, avec autant de clarté et de douleur, ce que certains ont dû traverser. Ce qu’il a enduré dépasse l’entendement. J’espère sincèrement qu’il trouvera un peu de paix, un jour, malgré les séquelles, malgré ce qu’il a perdu. Un grand respect pour son courage et pour sa dignité intacte.
Merci à vous pour ce travail essentiel. Documenter, recueillir ces paroles, leur donner un visage et une voix, c’est tout sauf anodin. C’est une mémoire nécessaire. Ce que vous faites est précieux, et j’espère que d’autres écouteront, liront, et comprendront ce que des hommes, des civils, ont vécu dans le silence ou le mépris.
Mon soutien le plus sincère, Richard
Merci beaucoup Richard de votre message, croyez bien à notre reconnaissance, pour votre soutien et la lecture et le suivi de notre travail