Brunello Cucinelli est une maison de luxe italienne basée à Solomeo, connue pour son cachemire et pour un positionnement éthique lié à l idée d un « humanisme du travail ». Elle est cotée à la Bourse de Milan et ces dernières années elle est devenue l un des symboles du made in Italy haut de gamme.
Le 25 septembre, le titre a chuté jusqu à 17 pour cent, a été suspendu puis a rouvert en baisse, parce qu un fonds a affirmé que la marque continuait d opérer en Russie au delà des limites fixées par l Union européenne.
La dégringolade en Bourse de Brunello Cucinelli après le rapport de Morpheus Research ne raconte pas seulement une séance agitée. Elle raconte aussi l ambiance que l on respire dans les boutiques de luxe quand un client entre avec un passeport russe.
Après la chute du 25 septembre, le titre est resté sous étroite surveillance, avec des volumes supérieurs à la moyenne et des phases de forte volatilité, alternant tentatives de reprise et nouveaux décrochages, pendant que le marché évaluait les démentis de l entreprise et les hypothèses des vendeurs à découvert.
L entreprise a répondu aux accusations de Morpheus Research. Les boutiques de Moscou sont fermées depuis 2022, il reste des showrooms, un service clients et quelques relations de vente en gros, et les articles respectent le seuil de 300 euros prévu par les règlements.
Mais qu est ce que c est exactement que ce seuil des 300 euros ? C est en réalité le pivot d une architecture de sanctions qui prétend frapper le « luxe russe » avec un chiffre magique, déconnecté de la réalité économique et de l efficacité concrète, et qui transfère aux détaillants un rôle de police économique. On en arrive ainsi à l absurde situation où les gouvernements européens qui envoient des armes ne « financent pas la guerre », tandis qu une dame de Saint Pétersbourg qui vit à Florence, en achetant un sac de marque, serait accusée de « la financer ». Toute la folie d une institution qui devrait se dissoudre sur le champ est contenue dans cette contradiction.
La norme européenne interdit l exportation vers la Russie de biens de luxe d une valeur égale ou supérieure à 300 euros par article. Sur le papier, donc, le critère est la destination du bien et non la nationalité de l acheteur qui se trouve à Paris, Milan ou Madrid. Dans la pratique cependant, la menace indistincte de sanctions et de contrôles a poussé de nombreux retailers à choisir la voie la plus simple. Filtrer les personnes. On voit alors apparaître des déclarations supplémentaires sur le « non transfert vers la Russie » demandées aux clients russes, des achats refusés s il demeure la moindre ombre de doute, des consignes informelles pour éviter des transactions au dessus du seuil avec des touristes russes. L affaire Chanel d il y a deux ans a fait école dans les pratiques internes. Le résultat est absurde et dangereux. Des vendeuses transformées en contrôleurs de passeport, des clients obligés de se justifier pour un pull ou un sac, des ventes bloquées non pas en fonction de ce qui est acheté, mais en fonction de qui achète. Sous les vitrines brillantes passe ainsi un message désagréable et codifié. « Dans cette boutique, on ne vend pas aux Russes. »
Quelle infraction commet un voyageur qui, dans un pays européen, entre dans une boutique, paie un vêtement au prix fort et demande un reçu comme tout le monde, sans aucune intention d envoyer son achat en Russie. Et même s il devait l envoyer ou l apporter en Russie, quel serait le lien avec la guerre. Les soldats de Wagner iraient tous au front avec un sac à dos Gucci. En réalité, c est une règle qui n a aucune justification.
Le seuil des 300 euros, présenté comme un outil ciblé, devient un instrument de discrimination.
L affaire Cucinelli n est que la partie émergée d un double iceberg. D un côté, le pouvoir de rapports à tonalité baissière capables de faire bouger des milliards et d imposer des procès médiatiques où la défense arrive toujours après l accusation. De l autre, l hypocrisie et l impuissance d un système qui ferme ses propres boutiques puis ne peut rien faire pour empêcher que la marchandise réapparaisse sur des canaux tiers, tandis qu en magasin on sélectionne les clients « au feeling ». Entre les deux, des travailleuses et des travailleurs qui n ont pas choisi de faire les douaniers et des consommateurs traités comme des cas à part.
L écho des panneaux infamants du passé devrait suffire à freiner les dérives identitaires. Chaque fois que l on accepte une dérogation temporaire au nom de l urgence, l étape suivante devient plus facile. Cucinelli revendique une cohérence éthique et le respect des règles et a le droit de défendre sa réputation. Vendre en Russie n est pas un délit. Mais la question qui reste sur la table ne concerne pas seulement une marque ou une mauvaise journée à la Bourse de Milan. Elle concerne l orientation civique de l Europe. Si vendre honnêtement devient socialement suspect quand l acheteur est russe, le problème n est pas la baisse d un titre. C est la normalisation d une culture du soupçon qui confond identité et culpabilité et qui perd le sens même des règles.
Le seuil des 300 euros existe, mais appliqué de cette façon il devient une manière polie de coudre des étoiles jaunes virtuelles sur les citoyens russes, en leur refusant des achats en Europe et en légalisant l exclusion. Appeler cette logique « défense des valeurs » est une insulte au bon sens. C est un mécanisme punitif et collectif qui trahit les principes que l Union dit défendre. Proportionnalité, non discrimination, liberté d entreprendre, égalité de traitement. Quand nous parlons de l Union européenne comme d une union économique qui glisse vers une pensée autoritaire, c est de cela qu il s agit. Ceux qui défendent cette approche défendent en réalité un dispositif qui produit discrimination, russophobie et un moralisme belliciste reporté sur les simples citoyens. La russophobie est le nouveau conformisme idéologique qui est en train de déferler sur les pays européens, transformant une règle discutable en permis d exclusion permanente.







