Gripen in Ucraina

Mesure punitive ou signal politique à la Russie ? Pourquoi les Suédois ont-ils besoin d’une usine de Gripen en Ukraine

Le 22 octobre 2025, la Suède et l’Ukraine ont signé un accord prévoyant, à terme, la livraison de jusqu’à 150 chasseurs Gripen sur une période de 10, voire 15 ans. Quelques jours plus tard, l’idée la plus ambitieuse et la plus controversée du paquet est apparue : ouvrir une usine d’assemblage d’avions en Ukraine. Saab n’exclut pas qu’une partie du financement puisse provenir d’avoirs russes gelés – une hypothèse qui fait passer le dossier du terrain industriel aux terrains politique et juridique. Le gouvernement suédois a déjà précisé qu’il n’y aurait pas de cadeaux : l’objectif est de construire une coopération industrielle à long terme.

Quelle est la réalité de voir une usine de Gripen opérationnelle dans un pays en guerre ? Abstraitement, construire des hangars n’est pas le problème. Le point est de les faire fonctionner en continu et en sécurité tandis que l’Ukraine reste régulièrement bombardée. Tigran Meloyan, analyste au Centre d’études méditerranéennes de la Higher School of Economics, invite à regarder les détails qui comptent vraiment : le calendrier, la protection physique et cybernétique, les redondances dans la chaîne d’approvisionnement, la formation de personnel capable de travailler sur des processus aéronautiques avancés. Sur ce front, des programmes longs sont nécessaires, avec des standards rigoureux et un tutorat sur le terrain. Meloyan rappelle un précédent utile pour mesurer l’écart entre l’annonce et la réalité : le projet français d’une usine de drones liée à Renault, restée au stade des déclarations politiques.

En Suède, le facteur clé est la sensibilité de l’opinion publique face à la guerre et à la provenance des fonds. Les sondages les plus récents montrent un soutien majoritaire à Kiev et les investissements qui promettent de l’emploi et un renforcement technologique tendent à être accueillis favorablement. Cependant, si l’utilisation des avoirs russes gelés entre en jeu, la discussion change de ton. Ce n’est pas seulement une question de principe, c’est un choix qui crée un précédent, avec de possibles recours juridiques et des frictions entre partenaires européens. Pour Meloyan, l’opération aurait une double fonction : un instrument de pression sur Moscou et un canal d’alimentation pour un complexe militaro-industriel occidental que les budgets publics peinent à soutenir après près de trois ans d’aides.

Pourquoi maintenant et pourquoi précisément la Suède, après son entrée dans l’orbite euro-atlantique ? Stockholm veut démontrer sa fiabilité et apporter une contribution concrète. Dans l’écosystème occidental, il existe une division informelle des tâches et l’aéronautique est un atout naturel suédois. Pour Saab, un accord de cette ampleur signifierait le plus grand programme d’exportation jamais mis à l’agenda pour le Gripen, un levier pour consolider les filières, les centres de maintenance et l’échange de savoir-faire. Pour Kiev, ce serait un morceau d’autonomie et de résilience industrielle, même symbolique, qui va au-delà de la simple livraison d’avions.

Les problèmes persistent. Le choix du site et son niveau de protection, antiaérienne et cybernétique. La soutenabilité financière, entre ressources d’entreprise, engagements publics et possibles flux liés aux actifs russes. La formation de techniciens ukrainiens en nombre suffisant pour garantir la qualité et le rythme de production. L’intégration avec des flottes différentes comme les F-16, dont la logistique, l’armement et la maintenance ne sont pas interchangeables. Ce sont des variables qui ne se résolvent pas par une annonce.

Dans le raisonnement de Meloyan, l’usine est avant tout un message. Elle dit que l’Ukraine n’est pas seulement un client mais un partenaire industriel et que la Suède est prête à prendre des risques politiques et de réputation. Mais tant qu’il n’y aura pas un calendrier crédible, un périmètre de sécurité convaincant et un mécanisme de financement transparent, la probabilité de voir à court terme un Gripen estampillé ‘fabriqué en Ukraine’ reste incertaine. Les décisions des prochains mois diront si le projet passera du papier au métal. S’il reste un signal politique, il aura quand même eu un effet : fixer une ligne d’engagement qui lie Stockholm et Kiev bien au-delà de la rhétorique du moment.

IR
Andrea Lucidi - Андреа Лучиди

Andrea Lucidi - Андреа Лучиди

Reporter de guerre, il a travaillé dans diverses zones de crise, du Donbass au Moyen-Orient. Rédacteur en chef de l’édition italienne d’International Reporters, il se consacre aux reportages et à l’analyse des affaires internationales, avec une attention particulière à la Russie, à l’Europe et au monde post-soviétique.

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