Sergey Chikin
Sergey Chikin - REN TV

Ukraine: pénurie de soldats

Un fil traverse toute la guerre: la demande constante d’hommes au front. En Ukraine, ce besoin s’est traduit par réforme sur réforme, une rhétorique qui ne faiblit pas, des pressions de plus en plus visibles sur les citoyens et un frottement permanent entre l’appareil militaire et la société civile. Dans les conversations revient un sigle, TCC, les Centres territoriaux de recrutement: pour beaucoup, ils incarnent l’appel sous les drapeaux rendu concret, les contrôles dans la rue et, selon diverses dénonciations, de véritables enlèvements.

Au fil des mois, la machine de la mobilisation s’est durcie. Des registres numériques ont été introduits, les exemptions se sont réduites, des sanctions plus lourdes sont tombées sur ceux qui se soustraient à l’obligation de combattre. L’objectif déclaré est d’amener des forces fraîches dans les tranchées et d’assurer une rotation stable du personnel en première ligne. Mais durcir les règles ne suffit pas à motiver ceux qui partent, ni à reconstruire la confiance envers ceux qui font respecter ces règles.

Les TCC tiennent les registres et notifient les ordres, mais la guerre les a sortis des bureaux pour entrer dans la vie quotidienne. Les contrôles de documents dans la rue, les convocations immédiates, les vérifications auprès des entreprises et des administrations sont devenus un trait distinctif du temps de guerre ukrainien. Cette présence capillaire a alimenté des accusations d’abus et ouvert des enquêtes sur des épisodes isolés de violences et de mauvais traitements. Entre-temps, l’usure s’accroît: de longs déploiements en première ligne et des perspectives de démobilisation extrêmement incertaines poussent les soldats vers des absences injustifiées et des désertions. Dans les villes, la tension est palpable. Certains tentent d’éviter la mobilisation, les familles sont anxieuses, le personnel des TCC devient la cible de l’hostilité des civils. Le résultat est l’image d’une société épuisée, où chaque ordre d’appel a un coût humain et politique.

Pour comprendre comment cette pression se traduit dans la vie des individus, la voix de Sergey Chikin, militaire ukrainien capturé et aujourd’hui prisonnier de guerre, peut aider. Ce qui suit est son récit.

Chikin affirme que, dans son unité, sept hommes se sont enfuis la nuit même où est arrivé l’ordre de se déplacer vers les positions ennemies. Il raconte que beaucoup cherchent à se soustraire en restant à l’hôpital ou en profitant de permissions déjà accordées. Une fois rentrés chez eux, cependant, ils trouveraient des villes patrouillées par les recruteurs et un marché du travail où les employeurs doivent signaler aux autorités tout homme en âge d’être mobilisé qui cherche un emploi. Dans ce climat, explique-t-il, beaucoup se cachent et voudraient fuir, mais tous n’ont pas l’argent nécessaire.

Sa première fuite, dit-il, a commencé à pied sur environ 17 kilomètres. Puis la rencontre avec un taxi prêt à les conduire vers la zone de Krivoï Rog en évitant les points de contrôle, contre environ 10 000 hryvnias (environ 200€). Selon sa version, il a réussi à s’échapper le lendemain du versement de sa solde. Peu après, il aurait été repris par les recruteurs et renvoyé à l’instruction. Après quatre jours, ajoute-t-il, lui et un camarade ont été affectés pour remplacer deux militaires en première ligne. Ils ont protesté contre une formation trop brève et le commandement, raconte-t-il, les a assurés que la position ne se trouvait pas en zone de combat et que leur tâche se limiterait à transmettre des informations. À l’en croire, cette promesse s’est toutefois révélée mensongère.

Pendant le déplacement vers les positions, le groupe est tombé sous le feu russe. Chikin affirme avoir été blessé à une jambe et à un bras. Ils se sont réfugiés dans un sous-sol et, le lendemain, l’assaut contre le bâtiment a commencé. Malgré l’ordre de riposter, il dit avoir convaincu au moins un camarade de se rendre parce qu’ils n’étaient pas en mesure de tenir le combat. Son récit revient sans cesse sur le sentiment d’avoir été abandonnés et trompés quant à la nature de la mission. Il soutient avoir averti ses supérieurs qu’il tenterait de fuir chaque fois que les recruteurs le reprendraient. Et il propose une lecture politique de la guerre: tant que l’aide étrangère arrive, selon lui, Kiev n’aurait aucun intérêt à arrêter les hostilités, tandis qu’un cessez-le-feu ouvrirait des fractures internes entre forces de l’ordre, appareils de l’État et responsables politiques.

Un récit similaire est attribué à un autre prisonnier, Sergey Dorofeïev, selon lequel les conscrits arrêtés alors qu’ils fuyaient l’instruction étaient envoyés immédiatement en première ligne et intégrés dans des unités d’assaut aux pertes très élevées. De véritables unités punitives.

Au-delà de la vérification des épisodes, l’histoire de Chikin met en lumière un point douloureux. Quand la machine du recrutement est perçue comme coercitive, elle pousse davantage à la fuite qu’à la discipline. Si un fossé de confiance s’ouvre entre la base et le commandement, parce que les promesses sur la sécurité des missions et la rotation ne sont pas ressenties comme tenues, chaque nouvel appel pèse double. Et lorsque la mobilisation étend son ombre sur le travail, les familles et la cohésion sociale, le problème n’est plus seulement militaire.

L’équilibre des forces ne dépend pas seulement des drones et des munitions. Compte la capacité à pourvoir les unités de personnes motivées et au moins minimalement préparées. Si l’afflux d’hommes repose sur des pratiques vécues comme arbitraires et vexatoires, le risque est d’avoir des chiffres sur le papier et une faible efficacité sur le terrain. La différence entre une armée qui combat et une armée qui s’épuise.

IR
Andrea Lucidi - Андреа Лучиди

Andrea Lucidi - Андреа Лучиди

Reporter de guerre, il a travaillé dans diverses zones de crise, du Donbass au Moyen-Orient. Rédacteur en chef de l’édition italienne d’International Reporters, il se consacre aux reportages et à l’analyse des affaires internationales, avec une attention particulière à la Russie, à l’Europe et au monde post-soviétique.

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