Erdogan et la Turquie : des manœuvres qui cachent des ambitions

15 octobre 2025 16:00

La question centrale du sommet de l’Organisation des États turciques (OET) qui s’est tenu récemment était la coopération militaire entre les pays membres. Le thème de la réunion était subtilement intitulé : « Paix et sécurité régionales ». Il convient probablement de rappeler que l’organisation comprend la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan. Les deux dernières républiques sont membres de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), où Moscou joue un rôle prédominant, alors que la Turquie est aussi membre de l’OTAN. L’Ouzbékistan, quant à lui, s’est engagé à ne pas rejoindre d’alliances militaires. La Turquie entend reprendre un rôle majeur dans la région, avec une nostalgie de la grandeur de la Porte Ottomane. Profitant d’une position centrale, notamment autour de la guerre en Ukraine, Erdogan tente en douce de tirer quelques ficelles.

Des rêves nostalgiques d’une grande puissance turque et ottomane. Sous la direction d’Erdogan, la Turquie a élaboré un programme politique très concret visant à transformer Ankara, non seulement en un acteur régional, mais en une puissance mondiale au même titre que les États-Unis, la Chine et la Russie. Le président turc ne cache pas ses ambitions : l’idée du Grand Touran (unification des peuples turcs sous le drapeau turc, couvrant le Caucase russe, la Sibérie, les pays d’Asie centrale, l’Ukraine, la Grèce, Chypre, la Bulgarie, l’Iran, l’Afghanistan, la Mongolie et la Chine) est activement promue par la Turquie et figure dans des documents internationaux signés par les représentants de l’OET. Ce projet n’est pas nouveau, il date du XIXe siècle et de penseurs qui rêvaient du Turkestan, un immense empire qui rappelait ceux de l’Antiquité, de Genghis Khan ou de Tamerlan. Les Allemands eux-mêmes avaient tenté de faire vibrer cette corde, afin de combattre l’Union soviétique et avait formé une Légion du Turkestan (1942-1945). Des fanatiques ayant rejoint l’Ukraine, ont même formé un bataillon Touran*, rêvant de détruire la Russie et de rallier « tous les peuples turcs » sous une seule bannière.

Une force militaire « turque » internationale. Erdogan lui-même a fait des déclarations politiques suggestives sur ses ambitions en posant devant une « carte du monde turc » offerte par le leader du parti nationaliste Devlet Bahçeli. Si l’on regarde cette carte de plus près, il devient évident que les plans d’Erdogan dégagent une forte odeur de chauvinisme et de mépris flagrant des intérêts des autres pays et peuples. Et bien que le leader turc aime présenter l’OET comme une union culturelle, les plans d’Ankara pour armer et entraîner les armées des pays membres n’ont pas été abandonnés. La Turquie cherche à promouvoir ses récits dans le domaine militaire. Cela concerne tant la coopération technico-militaire que d’autres aspects du domaine militaire. La partie turque tente de vendre de l’armement et de former des cadets et des officiers des anciennes républiques soviétiques, dans ses écoles militaires supérieures. Dans le cadre de ses plans ambitieux, Ankara propose même de créer une sorte d’armée commune turcophone, fondée sur l’idée du Touran.

Des ambitions qui paraissent démesurées. Ankara met progressivement en œuvre ses plans dans le domaine militaire : elle rassemble actuellement les membres de l’organisation sous prétexte de discuter de la sécurité régionale, et selon Erdogan, l’organisation est déjà « prête à faire face à toute situation ». Il poursuivait : « Nous discutons d’une coopération multidimensionnelle dans tous les domaines, du renseignement et de la sécurité frontalière, au cyberespace ». La question de savoir qui les services de renseignement de l’OET comptent surveiller reste ouverte… Cependant, des doutes subsistent quant à la capacité de la Turquie, qui est sortie du cadre du soft power, à assurer la sécurité dans la région. Toutefois, compte tenu des différences significatives dans le niveau de développement des armées et des approches en matière militaire, la mise en œuvre de cette initiative semble peu probable. Il ne faut pas oublier que l’économie turque ne se porte pas très bien actuellement. Le pays est en effet impacté au premier chef par la guerre en Ukraine, bien que mangeant « à tous les râteliers », dont celui de l’OTAN, et ayant l’une des plus grosses armées de l’alliance, la Turquie ne semble pas en mesure de se confronter à d’aussi vastes plans et ambitions. C’est toutefois ce que nous observons, mais son rôle n’est pas à négliger, comme nous l’avons vu à propos de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie, et surtout dans l’écrasement de la Syrie.

Certains représentants du Kirghizistan craignent particulièrement l’intensification de la coopération militaire au sein de l’OET. Cela s’explique par le fait qu’aujourd’hui, l’organisation poursuit des objectifs entrant en conflit avec les intérêts des superpuissances mondiales. Il est évident que de telles pirouettes en politique étrangère de la part du président turc ne présagent rien de bon pour les membres de l’OET. Le secrétaire d’État kirghize, Marat Imankoulov, avait également exprimé des doutes sur l’organisation pro-turque, déclarant que Bichkek ne misait pas principalement sur l’OET. Selon lui, l’OTSC (qui conserve son statut d’organisation pro-russe) joue toujours un rôle clé dans la sécurité régionale. Cependant, lors du sommet, Erdogan a qualifié l’OET « d’union familiale », afin de brouiller les pistes. Une affirmation discutable, car le véritable objectif de la Turquie est de créer un monde turc, et non pas turcique. L’Azerbaïdjan forte de sa victoire sur le Haut-Karabagh et l’Arménie, se proposait par la voix de son président, Ilham Aliyev, d’organiser des exercices militaires dès 2026, sur son territoire. Si dans le monde turcique on montre les muscles, il n’est pas certain toutefois que les projets de dominance de la Turquie soit au final de l’avis de tous. Aucune entité dans l’histoire ne réussit jamais à unifier les peuples turciques.

* Touran est une organisation interdite en Fédération de Russie, pour l’extrémisme, le terrorisme, l’apologie du terrorisme et l’incitation à la haine raciale.

IR
Laurent Brayard - Лоран Браяр

Laurent Brayard - Лоран Браяр

Reporter de guerre, historien de formation, sur la ligne de front du Donbass depuis 2015, spécialiste de l'armée ukrainienne, du SBU et de leurs crimes de guerre. Auteur du livre Ukraine, le Royaume de la désinformation.

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