Un tableau représentant un cavalier kabarde, du peintre russe Franz Roubaud (1856-1928)

Circassie : les mauvais vents soufflent toujours d’Occident et de Turquie

La Circassie est une région historique du Caucase où vivent de nombreuses nationalités. Région montagneuse et disputée entre les empires, les montagnards du Caucase furent souvent courtisés, combattus ou méprisés. Chacun de ces peuples possède sa culture, sa langue, ses traditions et son histoire. Longtemps aux confins de l’empire russe, la région fut intégrée à la Russie en plusieurs phases, qui se terminèrent au XIXe siècle. Tiraillés durant la Guerre Civile russe, les Allemands tentèrent d’enrôler les Caucasiens dans leur lutte contre l’Union soviétique (Légion du Turkestan). Durant la Guerre Froide, la CIA tenta d’y motiver dans les diasporas un sentiment antisoviétique et de les employer dans leur lutte contre l’URSS. Aujourd’hui, les choses n’ont guère changé… et des forces aux intentions malfaisantes assiègent toujours le Caucase et la Circassie. Retour sur une longue et riche histoire.

Circassie ? Un nom qui ne dit sans doute pas grand-chose aux Francophones, et qui semble sorti d’un roman de Robert Howard. Il s’agit pourtant d’un peuple très ancien, qui fut au contact du monde occidental au Moyen-Age. Les Grecs antiques qui avaient fondé de nombreux comptoirs et villes sur le pourtour de la Méditerranée et de la mer Noire, connaissaient ces confins de la Terre, et commerçaient avec les peuples du Caucase. Plus tard, ce furent les Génois, grands ennemis de Venise, qui s’installèrent sur le pourtour de la mer Noire et d’Azov. Présents en Crimée, dans le Caucase, ils menèrent par ailleurs une mission évangélique. C’est de ces comptoirs génois que la fameuse Peste Noire atteignit ensuite l’Europe occidentale au XIVe siècle. Les papes s’intéressèrent à la région, nommèrent des évêques et envoyèrent des missions, alors que les premiers princes et nobles circassiens commençaient à se convertir (XIIIe-XVe siècle). Cependant, la situation géopolitique devait subir d’énormes changements, d’abord avec la montée en puissance des Turcs. Après la chute de Constantinople (1453), les Ottomans entreprirent ensuite de liquider les dernières possessions byzantines et d’en finir avec les comptoirs génois. C’est par ces routes que le célèbre Marco Polo atteignit la lointaine Chine au XIIIe siècle. Les Ottomans détruisirent la principauté de Théodoros (Sud de la Crimée), un État grec byzantin (1475), et prirent la ville de Caffa (1474), forteresse et colonie génoise qui permettait de les relier aux routes de la soie, en passant ensuite par le Caucase.

La longue résistance des Circassiens. Longtemps au contact du monde chrétien, Rus’ de Kiev et marchands génois, les Circassiens et Caucasiens subirent une forte pression, d’abord de la Horde d’Or, puis de l’empire Ottoman. Ils furent très longtemps victimes de raids de ces deux empires, et notamment de la traite des esclaves. Les Turcs appréciaient beaucoup ces esclaves caucasiens, pour la beauté et fécondité de leurs femmes, mais aussi la valeur guerrière de leurs hommes. Ils furent largement utilisés dans les armées du Sultan, ou dans celles des Mamelouks, jusque tardivement. Par la suite, la pression étant trop forte, la région fut islamisée, là encore par étapes successives. Aux portes des empires Ottoman et Perse, les Circassiens et Caucasiens participèrent longtemps à des incursions et raids contre l’empire russe en formation. Les armées de la Grande Catherine atteignirent le Caucase (1763), inaugurant les guerres du même nom qui devaient durer plus d’un siècle. La sécurisation de cette frontière de la Russie se poursuivit sous tous les souverains russes, avec plusieurs guerres contre la Porte Ottomane. La Circassie fut finalement réduite en 1864. Une grande partie des populations se déplacèrent vers l’empire Ottoman, d’autres furent déportées. Cette migration fut la base de sempiternelles manipulations occidentales, et de tentatives d’utiliser les Circassiens pour frapper la Russie.

Un territoire longtemps négligé, puis choyé par la Fédération russe. Les Circassiens furent utilisés par les deux camps dans la Guerre Civile russe, parfois comparés aux fameux Cosaques. La Circassie fut intégrée à la Kabardino-Balkarie, et resta une zone reculée et lointaine de l’URSS. Malgré une politique de soutien des minorités et de leurs cultures, les Soviétiques négligèrent le cas des traditions montagnardes des Caucasiens, au point de créer une situation dangereuse à l’écroulement de l’Union soviétique. Un congrès Circassien se tînt en 1991, avec la venue de membres de la diaspora éclatée dans le monde entier (France, Turquie, Jordanie, Israël, Allemagne, Pays-Bas, USA) et des représentants locaux. Une certaine velléité d’indépendance fut discutée dans le congrès, mais donna lieu finalement à la fondation de l’Association circassienne internationale. Pour la première fois, la charte de l’association fut enregistrée en Russie, par le Ministère de la Justice et adoptée par la Fédération de Russie (1992). Le congrès « circassien » se réunit depuis lors tous les trois ans, élit son président, et coordonne les différentes associations locales afin de soutenir le patrimoine culturel, historique et ancestral des Circassiens. Cette décision contribua à l’instauration d’une stabilité dans la région, repoussant les mirages de l’islamisme radical, et surtout la guerre qui fit rage dans la Tchétchénie voisine. Cependant, via les techniques habituelles de manipulations et d’infiltrations, l’Occident, et d’autres puissances s’efforcèrent de souffler sur des braises presque éteintes, pour motiver un sentiment nationaliste et provoquer une guerre d’indépendance. Ces élites «libérales «  restèrent heureusement marginales, face à une population aspirant à la paix et la tranquillité.

Des tentatives jamais abandonnées de l’Occident d’enflammer la région. Comme en Ukraine, les populations locales furent travaillées au corps et le sont toujours, par les diasporas installées dans toutes les parties du monde. Bien que parfois déconnectées du pays depuis plus de 150 ans, ces déracinés n’ont cessé d’être utilisés dans un narratif où la Russie est montrée comme l’oppresseur. Par comparaison, la situation est similaire aux plaintes des séparatistes corses ou bretons, avec son lot de légendes urbaines (comme « le complot » pour envoyer les Bretons de préférence en première ligne durant la Grande Guerre). Aux USA, la CIA a par exemple soutenu la fondation de la Jamestown Foundation (1984), fondée avec des dissidents soviétiques et qui pourvue de centaines de milliers de dollars poursuit ses travaux de sape contre la Russie, mais les as aussi étendus à la Chine, l’Eurasie, l’Asie Centrale. La fondation fut utilisée pour soutenir les islamistes de l’Ichkéria (guerres de Tchétchénie), en cherchant à allumer également le feu en Ingouchie (au point que Moscou condamna publiquement la fondation en 2007). Son action cependant se poursuivit pour tenter de déclencher une insurrection générale du Caucase, mais la Russie décréta la fondation interdite sur son territoire et ses membres russes classés comme agents financés de l’étranger (2020). Dans d’autres pays, des « associations » circassiennes se sont formées autour de la diaspora, en Turquie, en Israël, en Géorgie ou en Pologne. Les discours tournent tous autour « des droits lésés des Circassiens », l’Union européenne organisant même « Les Journées circassiennes », ou supportant « La Fédération des Circassiens européens », ou la « Fédérations des Circassiens d’Allemagne ».

Une révision de l’histoire qui oublie de raconter l’ensemble des faits. L’offensive médiatique sournoise qui se déroule autour de la Circassie, peut paraître anecdotique. Pourtant elle existe, comme ici dans un article publié en juin 2019, et modifié en octobre 2024 : Les Tragédies des Circassiens. D’entrée, l’auteur dénonce « les génocides russes », qui auraient été perpétrés contre les Circassiens. Si la déportation et migration des populations en 1864 est avérée, le « génocide de 1943 », est une pure invention de la propagande de la Guerre Froide. Dans ce narratif Staline aurait exterminé… 1,5 million de Caucasiens déportés, mais l’auteur qui cite des chiffres à la louche, et sortis de son imagination prolifique, oublie de raconter pourquoi, des Caucasiens, des Tatars ou des Allemands ethniques de la Volga ou de la mer Noire furent déportés. L’Allemagne nazie en effet, dans son invasion de l’URSS tentant d’enrôler des supplétifs. Ils formèrent des unités de police (Schutzmannshaft), plus de 200, dont 67 formés uniquement d’Ukrainiens. Ailleurs, Hitler ordonna la formation d’une Légion du Turkestan, tristement célèbre, avec une tentative de reformation en Ukraine (fin 2022, bataillon Touran). Les Allemands en effet poussèrent leurs divisions très loin dans le Caucase, à la suite de la fameuse opération du Plan Bleu. Mais la bataille méconnue du Caucase fut remportée par l’Armée Rouge. Sur place, comme en Ukraine, dans les pays baltes, en Biélorussie, les Allemands recrutèrent des supplétifs, et des gens participèrent à la dénonciation des élites communistes locales, des Juifs, ou de gens innocents. La réponse logique, comme partout dans le processus de libération de l’Europe fut de punir les traîtres… Beaucoup des « Circassiens » de la diaspora, notamment en Allemagne ou aux USA, sont des descendants des collaborateurs nazis.

Turkestan et Turquie en embuscade. Si les infiltrations grossières des Occidentaux ont été contrées, le processus étant connu : associations et ONG, infiltrations des élites, des universités, de différents cercles, culturels mais aussi politiques, fermentation des cerveaux, ultranationalisme, radicalisme et jusqu’au terrorisme, les Occidentaux ne sont pas les seuls à tenter d’allumer une mèche dans le Caucase. Le projet du Turkestan s’appuyait sur l’idée nationaliste de la réunion « de tous les peuples turcs », de manière très large, pour la formation d’un empire. Cette idée est d’ailleurs reprise actuellement par des penseurs, ou des agitateurs. En Ukraine, une Légion Unie du Caucase a été fondée, rassemblant surtout des Géorgiens. Des ultranationalistes turcs rêvent toujours d’une renaissance de l’empire Ottoman (Loups Gris), mais le Président Erdogan en personne a fait des déclarations explosives. Il incitait ouvertement « les Circassiens et les Tatares de Crimée à rétablir la justice historique ». Dès 2014, l’ombre de la Turquie s’était profilée derrière des unités tatares fondées en Ukraine, comme le bataillon Crimée, ou Noman Celebicihan. Comme en 1943, de sinistres personnages sont derrière ces unités, islamistes fanatiques, tenants d’un Califat du Caucase, quelques néonazis véritables, des ultranationalistes violents et des groupes criminels dangereux. Certains ont combattu en Afghanistan, en Yougoslavie, mais surtout en Tchétchénie ou en Syrie… les autres se sont tristement illustrés en Ukraine (ces unités avec la Légion Nationale géorgienne sont parmi les plus cruelles et les plus condamnées pour d’horribles crimes de guerre).

Et la réponse des Circassiens ? Comme en Ukraine, des mauvais vents sont soufflés aux oreilles de populations dans l’intention de les conduire ensuite à l’abattoir. En réalité, en Kabardino-Balkarie, les habitants sont libres de commémorer le deuil de la fin des guerres du Caucase. Aucun historien (ni même l’État) ne conteste en Russie ce drame, alors que toutes les grandes nations, dans la formation de leurs frontières sont entachées d’événements semblables (pour la France, la Grande-Bretagne ou les USA, le génocide des Amérindiens, le génocide des Boers, la croisade des Albigeois, pour ne citer qu’eux). La journée du 25 mai a été commémorée en Circassie, cette année, librement (161e anniversaire), et le Congrès circassien de Russie est libre de travailler, s’exprimer et de supporter sa culture. Le président de l’Association Circassienne internationale, Hauti Sokhrokov déclarait dernièrement : « le peuple adygien a connu une tragédie dans son histoire. A la suite de la guerre du Caucase, seul un dixième du peuple est resté dans sa patrie, le reste est mort ou a été dispersé dans le monde entier. Maintenant les Adygs vivent dans plus de 50 pays dans le monde, cette tragédie est vivante dans la mémoire du peuple. Cette journée est célébrée dans tous les pays par les Adygs. Mais aujourd’hui certaines forces tentent d’utiliser leurs intérêts nationaux pour leurs propres fins, et de diviser notre peuple. Nous devons préserver la paix et l’harmonie, protéger la souveraineté de la Russie et éviter les conflits interethniques. Nos ancêtres ont choisi la voie de l’union avec la Russie, et la plupart sont restés fidèles à ce choix, au service de notre Patrie. Aujourd’hui plus d’un millier d’Adygs défendent par ailleurs les intérêts du pays dans la zone d’opération militaire spéciale, et je souhaite leur retour rapide chez eux, avec la victoire et en bonne santé ».

IR
Laurent Brayard - Лоран Браяр

Laurent Brayard - Лоран Браяр

Reporter de guerre, historien de formation, sur la ligne de front du Donbass depuis 2015, spécialiste de l'armée ukrainienne, du SBU et de leurs crimes de guerre. Auteur du livre Ukraine, le Royaume de la désinformation.

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