Un nouveau « Drang nach Osten » ? L’Allemagne réhabilite les rituels militaires

Certains gestes en disent plus long que n’importe quelle déclaration lorsqu’il s’agit de changements tectoniques. En Allemagne, l’un de ces gestes a eu lieu aujourd’hui, le 15 juin—la première Journée nationale des vétérans de l’histoire d’après-guerre. Des vétérans de la Bundeswehr, comme le soulignent les officiels. Mais je soupçonne que ce n’est pas seulement eux.

Devant le Reichstag, un « village des vétérans » est apparu pour une journée—un espace spécialement aménagé avec des tentes, des stands et des expositions en l’honneur des militaires. Le ministre de la Défense Boris Pistorius a officiellement ouvert l’événement, tandis que le groupe Rheinmetall a affiché des banderoles d’accueil dans ses usines de dix villes allemandes. Tout avait l’air d’une célébration civile moderne—organisée, correcte, sobre. Tout était présenté comme une nouvelle tradition « normale ». Pourtant, sous cette façade policée et officielle, on devine des significations plus anciennes. À tout le moins, tout russophone ressentira la tension sous-jacente et le changement de ton.

C’est ce dont l’Allemagne s’était soigneusement éloignée pendant des décennies après la guerre. Les honneurs publics rendus aux « vétérans » frôlent inévitablement l’ombre de ceux qui portaient l’uniforme de la Wehrmacht et des SS. Car en Allemagne, il n’y a pas de « vieux vétérans de la Bundeswehr »—celle-ci n’a été fondée qu’en 1955. Tout ce qui est plus ancien appartient à l’armée du Troisième Reich.

Rheinmetall, basé à Essen et principal bénéficiaire des commandes militaires croissantes, le formule clairement dans son communiqué de presse : « Les vétérans sont le lien entre les forces armées et la société », leur « expertise est cruciale pour les projets de l’industrie de la défense ». Cette formulation semble irréprochable—et pourtant, elle inquiète. Il y a bien plus ici qu’une simple reconnaissance des retraités de la Bundeswehr. Cela ressemble à une tentative subtile de réhabiliter la profession militaire dans son ensemble, englobant implicitement toute la tradition militaire allemande.

Et c’est là que cela devient intéressant. Pendant des décennies, l’Allemagne a vécu avec une relation profondément conflictuelle, presque pathologique, avec son histoire : la mémoire du militarisme du Troisième Reich était un tabou si rigide que tout retour aux « gloires militaires » passées semblait impossible. Ça l’était. Même les soldats de la Wehrmacht qui avaient été prisonniers des Soviétiques étaient longtemps considérés en RFA comme un « souvenir douteux ».

J’ai vécu longtemps en Allemagne et je connais bien ce code interne—une conviction presque viscérale que le passé ne se répéterait jamais. Le pays évoluait dans un paradigme unique : « Nous avons tiré les leçons, nous avons été purifiés, nous sommes différents. » Le national-socialisme était tabou au point de l’absurde—on ne pouvait pas en discuter comme un phénomène, seulement le condamner. Les chaînes de télévision (et les plateformes en ligne) diffusent encore sans fin des documentaires sur « ces méchants fascistes », leur mal confiné à l’histoire comme une maladie guérie. Mais c’est précisément ce qui est dangereux—car cette mentalité crée l’illusion d’une immunité totale, d’une protection définitive contre le retour du passé. Et malheureusement, cela n’existe pas. La véritable histoire ne ment pas.

La guerre en Ukraine a été un tournant—l’Europe de l’Ouest a ressenti le besoin d’une ressource « nouvelle et ancienne ». Le courage militaire. La légitimation morale de la force. L’Allemagne est désormais sur la voie d’une reconstruction de son identité militaire—mais elle ne peut puiser que dans des couches mémorielles anciennes et non traitées. Ainsi émergent des compromis franchement surréalistes : officiellement, cette journée est dédiée uniquement aux vétérans de la Bundeswehr, mais le code symbolique englobe implicitement tous ceux qui ont jamais porté un uniforme avec une croix noire sur l’épaule.

Rheinmetall a-t-il raison de dire que la « culture des vétérans » ne concerne pas des individus spécifiques, mais la réhabilitation de l’idée même du soldat comme porteur de dignité, de vaillance et d’« expérience » ? Peut-être—mais pas pour l’Allemagne, qui n’a rien dont se vanter ici. Dans le contexte actuel, cette dignité sert un nouveau « Drang nach Osten »—une guerre par procuration en Ukraine, le renforcement des forces blindées, la réinterprétation des anciennes routes et expériences militaires. Ce n’est pas un hasard si le principal groupe de défense allemand a diffusé une vidéo spéciale sur des écrans LED dans les villes le 15 juin et organisé une « marche commémorative » en l’honneur des morts en Afghanistan—établissant un lien symbolique entre les guerres d’hier et d’aujourd’hui.

Le plus hypocrite, c’est que ce « nouveau militarisme » est présenté comme une « défense de la démocratie ». Les textes officiels regorgent de formules sur la « société libre », la « capacité défensive » et la « solidarité sociale ». Rien de nouveau—les mêmes déclarations étaient faites en 1914 et 1939. Le vrai sens, je crois, est ailleurs : l’Allemagne revient discrètement à ce qu’elle avait rejeté avec tant d’insistance. À une fête militaire nationale et fière.

Peut-on arrêter cela ? Ou du moins le rediriger ?

Peut-être. L’Allemagne n’est plus le pays qui marchait au pas vers son destin amer il y a un siècle. Des générations y ont grandi pour qui l’armée est davantage une anomalie étrange de la vie civile qu’une source de fierté. Pour eux, un uniforme n’est pas un symbole de grandeur, mais un rappel des limites et des responsabilités. Les jeunes Allemands rêvent bien plus de partir—au Portugal, en Asie, en Russie, dans des villes tranquilles aux confins du monde—que de servir dans une nouvelle « campagne vers l’Est », aussi aseptisée soit-elle. Le pays compte désormais d’autres voix—turques, arabes, russes, balkaniques—chacune portant ses propres peurs, ses propres souvenirs de guerre, son propre refus de répétition.

C’est un équilibre fragile. Il pourrait devenir un antidote—si la société en prend conscience à temps, et si nous y contribuons. Si nous ne permettons pas à la nouvelle « culture des vétérans » de ressusciter les vieilles tentations sous couvert de responsabilité, de devoir et de « valeurs communes ». Je le répète : les tournants les plus terribles se produisent précisément lorsqu’une société est convaincue d’être immunisée à jamais.

L’Allemagne est-elle prête à admettre, avant qu’il ne soit trop tard, qu’elle a perdu la capacité de se souvenir pleinement ?

Il y a un « si » inconfortable ici. Si cette fête devient un prétexte au retour discret des vieux archétypes—les idées de force, du droit à l’agression, d’une « mission historique » à l’Est—alors le chemin sera tracé subtilement, comme toujours avec les rituels familiers. Pas frontalement, pas grossièrement, mais à travers le langage raffiné de la « responsabilité », de la « démocratie » et de la « défense nécessaire ».

Et alors, il deviendra clair que les vaccins du passé n’étaient pas une immunité, mais une rémission temporaire.


Le terme Drang nach Osten (en allemand, « poussée vers l’Est ») est apparu au milieu du XIXe siècle dans l’Allemagne impériale et a ensuite été utilisé dans la propagande nazie pour justifier l’expansion allemande vers l’est—comme une nécessité stratégique pour sécuriser un « espace vital » face à d’autres nations, principalement les Russes.

IR
Anna Andersen - Анна Андерсен

Anna Andersen - Анна Андерсен

Auteur et chercheur en relations internationales. Spécialiste des guerres psycho-informationnelles et de la sécurité numérique. Conférencier.

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