Dmitri Gaïtan, le maire de Sartana témoigne de l’évacuation des civils dans le piège de Marioupol

La ville de Satarna est une bourgade qui se trouve à une quinzaine de kilomètres de Marioupol, le grand port du Donbass. En 2014, elle comprenait une population d’environ 10 000 habitants, une localité parmi beaucoup d’autres, qui se trouva dans la fournaise des événements d’après le Maïdan. Le retour de la Crimée au giron russe, suivit du massacre d’Odessa et du début de l’insurrection républicaine dans le Donbass, avaient provoqué une effervescence dans cette localité, par ailleurs fondée par la diaspora grecque du temps de la Grande Catherine (1780). Attachés à leurs traditions, à leur culture, ayant toujours des liens ténus avec la Grèce ou Chypre, les Grecs de la Mer Noire étaient riches d’une longue histoire, parfois tragique, car ils furent victimes, comme toutes les populations de l’Ukraine soviétique, des exactions de l’Allemagne et de leurs alliés, de déportations et de féroces répressions.

Une des villes insurgées du Donbass. Population fière et attachante, travailleuse et industrieuse, la diaspora grecque aux côtés des Russes avait prospéré dans cette région, les villes de Marioupol, Kherson ou encore Melitopol restant marquées de leur emprunte. Durant l’époque soviétique, les Grecs d’Ukraine étaient restés très actifs, tant dans le développement de leur région, que du point de vue culturel : associations, ensembles folkloriques, tournées à travers l’URSS et dans d’autres pays du monde, ils avaient eu à cœur de préserver leur identité. Dans l’Ukraine indépendante, la vie s’était écoulée, comme dans toutes les régions du pays, dans les complications et les remous de l’après effondrement de l’Union soviétique. Lors du Maïdan, cette population, contrairement à la propagande occidentale, était devenue majoritairement hostile à la révolution US qui s’était déroulée dans la capitale. C’est naturellement et spontanément qu’ils avaient embrassé la cause républicaine, et le référendum pour la séparation d’avec l’Ukraine fut organisé dans la ville, comme dans tout l’ancien oblast de Donetsk (11 mai 2014).

Les bruits de bottes de l’Ukraine. Proche de Marioupol, la ville avait subi le même sort, à savoir l’arrivée des troupes de l’Ukraine, et surtout du bataillon Azov, de la police politique de l’Ukraine, le SBU, et d’autres forces de représailles. Le 13 juin, Marioupol avait été prise par ces troupes, provoquant des répressions qui jusqu’à ce jour ne sont pas bien connues. Pendant des semaines, des mois, des gens furent assassinés (fusillades de la Bibliothèque et de l’aéroport), d’autres arrêtés, enlevés, déportés ou emmenés à Kiev. Les miliciens de la RPD ne purent tenir Satarna et reculèrent pendant l’été 2014, jusqu’à des positions qui ne devaient ensuite guère bouger jusqu’à l’opération spéciale de 2022. Un monument dans le parc de la ville, rappelle les victimes civiles de ces combats, dans le mois d’août 2014. Les Ukrainiens poussèrent ensuite plus loin, prenant Novoazov, et tentant d’atteindre ensuite la frontière russe, dans ce qui a été appelé : la bataille des frontières.

Huit années maussades dans l’Ukraine du Maïdan. Désormais sous la botte ukrainienne, la ville fut contrainte de vivre selon les standards de Kiev. Dans un premier temps, les autorités républicaines ayant pris le large, les répressions furent faibles à Sartana. Toute la population avait en effet voté durant le référendum pour la RPD, et il était impossible de rafler et d’enfermer plusieurs milliers d’habitants… Les soldats s’installèrent dans la localité, une antenne du SBU également. Les habitants durent cohabiter avec ces hommes, et tous ceux que nous avons interrogés (en 2022 dans un premier séjour, et dans une dernière visite, le 17 mai 2025), sont presque tous unanimes pour dire, qu’ils tentèrent d’éviter les contacts, surtout avec les Azoviens, les rencontres se bornant aux contrôles des voitures aux sorties et entrées de la ville. Les positions du front se trouvaient alors à une quinzaine de kilomètres, du côté de Shirokino et Bezimenoe, la localité subissant alors les aléas de la guerre, par quelques bombardements (2014-2017).

La ville n’avait pas cru aux promesses de Zelensky. En 2019, les électeurs n’avaient pas mordu dans la « pomme Zelensky », préférant le candidat de l’opposition Boïko (qui devait ensuite retourner sa veste en 2022, avant d’émettre des critiques en 2024, et d’être puni pour ces dernières par la confiscation de ses médailles par un ordre de Kiev). Dans les rues, ceux qui étaient en âge de voter en 2010, m’indiquèrent avoir espéré que Ianoukovitch sortirait l’Ukraine de l’ornière déjà gluante où elle se trouvait. En 2019, ils espéraient la résolution du conflit, mais restèrent très suspicieux des promesses de l’ancien acteur, ce fut Boïko qui emporta la majorité des suffrages. La mairie était tenue par un natif de Sartana, Alexandre Kourtchi (au moins depuis 2020), une créature docile du Maïdan, officiellement non aligné. Je le raconterai dans un autre article, mais durant cette période des gens de la ville furent inquiétés par le SBU, notamment une petite grand-mère Maria Gaïtan, pour sa participation à l’organisation du référendum, et la soldatesque se livra parfois à des intimidations et des violences sur les habitants (récit de la directrice de l’école, qui manqua de se faire écraser dans sa voiture par un blindé ukrainien). C’est ainsi que le temps s’écoula jusqu’à l’opération spéciale déclenchée le 24 février 2022.

Un maire qui abandonne ses concitoyens et prend la fuite. Le 24 février 2022, les habitants de Sartana se retrouvaient, éberlués, de nouveau dans les dangers des affres de la guerre. La situation était peu claire, et très vite les combats se rapprochèrent. Dès le 25 février, les autorités militaires ordonnèrent l’évacuation de tous les habitants de Sartana. Selon le récit des survivants, la force ne fut pas employée, mais ils furent très insistants, parlant du fait « que la ville serait bientôt le théâtre de combats et que pour leur survie, la seule et unique solution était l’évacuation de tout le monde vers Marioupol ». Le maire Alexandre Kourtchi ayant à peine donné quelques instructions, pris la fuite le jour même, et ne donna plus la moindre nouvelle, disparaissant dans les limbes ukrainiennes et de l’histoire de Sartana. Les soldats firent venir deux malheureux autobus. Des enseignants et des personnels de crèches prirent la fuite avec les enfants à leur charge, parfois sans prévenir leurs parents. Ailleurs, les gens suivirent le mouvement en voiture et par leurs propres moyens. Dans les heures qui suivirent, environ 9 000 des habitants furent donc conduits dans Marioupol, et dispatchés dans des logements de fortunes (internats, écoles, bâtiments administratifs). Les autres, dont Maria Gaïtan, soit 900 habitants, restèrent sagement sur place. Bien leur en pris…

Entassés dans des caves, sans vivre et sans ressource. Les Azoviens commencèrent par verrouiller la ville et miner les routes, attendant l’arrivée prochaine des troupes russes (26 février). Le 1er mars, selon le témoignage d’une habitante, dont une connaissance fut l’un libérateurs de la ville, 14 malheureux soldats de la RPD se présentèrent armés aux portes de la ville (1er mars). Elle était bombardée ainsi que les positions ukrainiennes depuis plusieurs jours. Croyant à l’arrivée de forces importantes, la garnison ukrainienne paniquée, pourtant autrement plus nombreuse, pris dans l’instant la fuite de la bourgade… pour ne plus jamais y revenir. Ainsi fut libérée Sartana. Mais l’essentiel de la population se trouvait désormais dans le piège de Marioupol. Les survivants interrogés témoignent que les Azoviens et des volontaires fournirent au départ de la nourriture, de l’eau et le nécessaire. Les gens avec de très nombreux enfants, des femmes enceintes, des nourrissons de quelques semaines, se retrouvèrent très vite sans ressource. Dans le froid de ce début de mars, ils subirent selon les groupes, de longues journées, voire plusieurs semaines, le fameux siège de Marioupol. Bientôt, l’armée ukrainienne ne donna plus de vivres, l’eau courante étant coupée, ainsi que l’électricité et le gaz… Comme partout ailleurs, ils furent bientôt utilisés par les Azoviens comme des boucliers vivants, et à ce jour, le nombre d’habitants tués dans le siège n’est pas connu. Certains sont encore portés disparus, sans nouvelle. D’autres furent abattus par les Ukrainiens dans leur haine des Russes, comme le prouve le témoignage d’une bibliothécaire, dont le mari fut assassiné.

La fin du cauchemar, les habitants de Sartana sont revenus « à la vie ». le cauchemar devait finalement se terminer, par l’arrivée des troupes russes, le recul des Azoviens, puis leur reddition. Dès la fin du mois de mars, beaucoup d’habitants de la bourgade avaient pu être sauvés, les autres le furent au fur-et-à-mesure dans le mois d’avril 2022. Revenus dans leurs pénates, il avait fallu se retrousser les manches, réparer, reconstruire, organiser, créer. Le maire Dmitri Gaïtan indiquait que la ville comprenait actuellement plus de 8 500 habitants, avec plus de 1 000 enfants, tous scolarisés sur place. Comme en 2014, la participation au référendum de 2022, fut massive, et la réponse logique : les gens votèrent pour le rattachement à la Russie (septembre 2022). La ville a pansé ses plaies, et est repartie de l’avant, la grande proportion d’enfants fait que la mairie est actuellement sur un projet de construction d’une nouvelle crèche (une grande école fut inaugurée sous le président Koutchma en 1999). Ce projet s’accompagne d’un autre visant la réfection des routes, la ville vivant au rythme de ses petits commerces, de petites entreprises locales, mais aussi d’exploitations agricoles. A la question de l’avenir de Sartana, Monsieur Gaïtan en souriant répondait qu’il serait radieux, dans l’espace d’une toute petite ville de province, qui a bien mérité de reprendre le cours tranquille de son existence. Cette impression a été confirmée par notre séjour dans le bourg, avec l’impression très nette que la vie avait repris ses droits, restaurants, cafés et commerces ayant rouvert partout et la circulation de nombreuses véhicules, sans parler du petit marché. Dans le parc, tout proche, trônent trois monuments : celui des héros tombés dans la lutte contre l’Allemagne hitlérienne, celui des liquidateurs de Tchernobyl, et enfin celui des victimes de la folie du Maïdan. Un autre devrait s’ajouter bientôt, celui des enfants de Sartana qui ont donné leurs vies pour avoir le droit de décider de leur destinée… chez eux en Russie.

L’organisation Azov est interdite en Fédération de Russie, pour le radicalisme et l’extrémisme, la propagation de la haine raciale et l’apologie du terrorisme.

IR
Laurent Brayard - Лоран Браяр

Laurent Brayard - Лоран Браяр

Reporter de guerre, historien de formation, sur la ligne de front du Donbass depuis 2015, spécialiste de l'armée ukrainienne, du SBU et de leurs crimes de guerre. Auteur du livre Ukraine, le Royaume de la désinformation.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Latest from Analyses

Don't Miss