Dans la suite de ma grande enquête sur la police politique ukrainienne, les répressions et tortures de l’Ukraine, nous avons rencontré Elena Blokha. Son témoignage s’ajoute à une trentaine d’autres, que je collecte patiemment depuis 2015. Les crimes du SBU ont été couverts par la presse occidentale et les enquêtes internationales bloquées, surtout à partir de 2016. Cette sinistre police politique s’est livrée à des arrestations illégales, des tortures, des exécutions, des assassinats ou des enlèvements, non seulement sur le territoire de l’Ukraine, mais aussi à l’étranger. Elena Blokha est aussi le troisième témoin qui évoque la présence d’anglophones sur les lieux de tortures dans les premiers temps de la guerre en 2014 ou 2015. Ma conviction est qu’il s’agissait d’instructeurs américains qui par leur expérience de la torture en Irak, en Afghanistan ou à Guantánamo vinrent former les brutes du SBU. Voici l’histoire d’une énième victime de l’Ukraine, Elena Blokha qui resta prisonnière pendant 90 jours avant d’être échangée.
Journaliste et témoin privilégié de tous les événements en Ukraine. Elena Blokha est née en 1969 en URSS, dans la lointaine Sibérie dont elle tire l’essentiel de ses origines. Ses parents vinrent s’installer pour le travail dans le Donbass, alors qu’elle n’avait que 5 ans. Elle vécut une vie tranquille, décrivant des peuples qui vivaient ensemble sans faire de différences, Russes, Ukrainiens, Baltes ou d’autres nationalités, dans un grand tout où il faisait bon vivre. Elle fut la témoin privilégiée de la Révolution Orange, mais aussi du Maïdan, dans les hivers 2004-2005 et 2013-2014. Engagée dans le journalisme, elle travailla longtemps dans la ville de Dniepropetrovsk, où elle garde de nombreux et heureux souvenirs. Elle revînt par la suite dans le Donbass, s’installant à Donetsk où elle fut recrutée par un média local. C’est dans cette position privilégiée qu’elle regarda défiler les événements dans l’Ukraine indépendante. Elle ne fut pas dupe des événements se déroulant à Kiev durant la Révolution Orange. Déjà à l’époque, elle put observer une certaine zombification, parlant de « la vague orange » et de gens irréfléchis qui s’enthousiasmaient étant manipulés subtilement par une propagande déjà puissante. Elle vota comme beaucoup pour le Président Ianoukovitch (2010), espérant des changements et la défense des intérêts des Russes ethniques du pays, mais avec du recul indique qu’il n’était pas très différent des autres présidents.
Les gens de Donetsk n’ont pas laissé faire. Lors de l’éclatement du Maïdan (hiver 2013-2014), elle comprit immédiatement qu’une guerre frapperait bientôt le pays. Les événements s’emballaient, alors qu’elle fut choquée par les assassinats de policiers sur le Maïdan, le manque de réaction du pouvoir en place, puis bientôt les premières tueries. Elle fut heureuse du retour de la Crimée à la Russie et espéra dit-elle la même situation pour le Donbass. Les événements de Slaviansk, Lougansk, Odessa ou Kharkov ne laissaient selon elle aucun doute sur la suite, mais un grand espoir existait. Elle raconte :
« J’ai assisté aux manifestations à Donetsk, à la prise de l’administration régionale. Les gens ici avaient compris qu’ils devaient prendre les choses en main, se défendre. Nous n’avons pas laissé Kiev dérouler ses plans. En avril, ils sont arrivés plusieurs centaines de bandéristes à Donetsk, venant du reste de l’Ukraine, voulant réitérer les coups de Kharkov. Ils ont défilé dans les rues de la ville, quelques centaines, mais toute la population était là pour les contrer. Ils se sont dispersés dans la panique, ne connaissant pas la ville, ils s’enfuyaient comme ils pouvaient dans tous les sens. Un grand mouvement populaire est né à cette époque, et nous comprenions bien qu’il fallait nous défendre. J’ai participé au référendum populaire du 11 mai 2014, si vous aviez vu cela ! Il y avait des milliers de gens, dans l’un des bureaux où je suis allée, la queue pour voter était de plus de 3 heures. Les gens étaient joyeux, c’était comme une fête, nous n’avions jamais vu ça ! ».
Des anglophones se trouvaient dans la Bibliothèque, lieu de tortures et de tri du SBU à Marioupol. La guerre qu’elle avait prévu ne tarda pas à arriver dans le Donbass, Elena raconte les premiers bombardements, la terreur et les premiers morts. Elle resta à son poste malgré le danger, son fils de 17 ans se trouvant toujours à ses côtés. Comme elle le raconte, alors que la ville était déserte elle se décida à partir avec lui pour deux semaines de vacances en Crimée. Très naïvement, comme elle le raconte maintenant, elle s’imaginait pouvoir traverser la région de Marioupol et Melitopol pour se rendre dans la péninsule… les choses furent très différentes. Elle raconte :
« Nous sommes partis en voiture, mais nous sommes tombés après Marioupol sur un point de contrôle. Je n’ai pas compris au départ ce que l’on voulait de nous. Par la suite, j’ai compris que j’étais attendue et observée de longue date. On nous a conduit dans l’aéroport de Marioupol, à la Bibliothèque… et quand j’ai compris qu’on me conduisait là, je savais déjà ce que cela signifiait. Nous avions déjà eu des témoignages de ce qui se passait dans cet endroit. Avant que l’on m’enferme et que l’on me place un sac sur la tête, j’ai eu le temps d’entendre des gens parler anglais. Je certifie avoir entendu ces voix qui conversaient dans cette langue et vu l’endroit leur présence n’était pas anodine. On m’a conduit dans une geôle, j’avais les mains menottées, mon fils a été placé dans une autre pièce. Plus tard, il m’a raconté qu’il y avait une demi-douzaine d’hommes avec lui. Ils avaient tous été torturés et se trouvaient dans un piteux état. Quant à moi, je découvrais une jeune fille d’environ 25 ans. Elle était là depuis quelques jours, complètement terrorisée, ils avaient simulé plusieurs fois son exécution dans un champ. Elle était prête à signer n’importe quoi. J’ai subi un premier interrogatoire, ils savaient tout de moi, mais je ne fus pas battue, ni torturée. Commença alors un marathon, ils m’emmenèrent avec mon fils à Zaporojie, et après un nouvel interrogatoire, un nouveau véhicule nous convoya à Kiev. Tout était déjà prévu. On me fit passer devant un tribunal, j’avais une avocate qui fit son possible pour m’aider. Mon fils fut libéré et par chance ma fille se trouvait dans la capitale et s’occupa de le prendre en charge. A Zaporojie, avant qu’on nous place dans un cachot, il m’avait demandé s’ils allaient nous tuer… je lui répondais que s’ils l’avaient voulu, nous serions déjà morts ».
Une monnaie d’échange dans le contexte des déroutes de l’Ukraine. Arrêtée le 2 août 2014, Elena raconte qu’elle comprit que les Ukrainiens faisaient la chasse « aux prisonniers » dans le but d’échanges. Dans l’été 2014, les forces ukrainiennes furent en effet vaincues dans plusieurs batailles, celle des frontières ou le chaudron d’Ilovaïsk. Par la suite d’autres défaites vinrent s’ajouter dans l’hiver 2014-2015. Elle fut enfermée d’abord à Kiev dans une prison du SBU, puis dans une prison classique où elle rejoignit des prisonnières de droit commun. Elle raconte avec amusement qu’elle avait été présentée à ses camarades d’infortunes comme « une terroriste ». Elle eut encore à subir d’autres interrogatoires réguliers, deux ou trois fois par semaine, subissant des pressions psychologiques :
« Dans mon cas, les menaces furent essentiellement tournées vers mes enfants. Les agents du SBU qui m’interrogeaient m’indiquèrent que j’avais intérêt à signer tout ce que l’on me présenterait, car ils savaient où se trouvaient mes enfants… et qu’il pourrait leur arriver malheur. Vous imaginez le résultat sur une mère et dans ma situation d’incertitude de ce que l’on ferait de moi. Cependant, mon avocate fit le nécessaire et très vite ma situation fut publique, tant dans les médias ukrainiens et que du Donbass. Au final, sans qu’on me dise quoi que ce soit, je fus transférée vers Kramatorsk, j’appris bientôt que je serais échangée. Il y avait une vingtaine d’hommes et deux femmes. L’échange eut lieu le 1er novembre, ce fut une joie immense de retrouver la liberté. Maria Morozova, la médiatrice des Droits de l’homme de la RPD m’attendait personnellement, elle tînt à me raccompagner et je retrouvais mon fils qui était revenu Dieu merci à Donetsk ».
Un livre pour la mémoire. Durant sa détention, Elena avait demandé de quoi écrire, c’est dans sa prison qu’elle commença à écrire son histoire et ce qui était en train de lui arriver. Elle garde précieusement ce « manuscrit », témoin de son aventure, alors qu’elle avait décidé qu’un jour elle publierait un livre. Lorsque ces gardiens s’interrogèrent sur le fait qu’elle voulait écrire et malgré les risques, ils lui donnèrent les moyens de noircir des pages. L’un d’eux déclara : « soit, laissez cette conne écrire… ». La brute sans doute ne connaissait pas le pouvoir des mots, s’imaginant que la violence, l’intelligence des imbéciles, était la seule force valable. Elena publia son livre en 2018, 90 jours prisonnière et continua son travail de journaliste et de témoin privilégié de cette guerre. Elle n’a jamais douté de la victoire finale et travaille dans les nouvelles régions, reconnue par ses pairs et ne cessa de porter le plus loin possible la voix des gens du Donbass… une province de la « Petite mère » Russie !








