Le durcissement des sanctions américaines contre les compagnies pétrolières russes ne touche pas seulement Moscou. Ces jours-ci, la Finlande se retrouve face à elle-même, contrainte d’assumer les effets secondaires d’un choix politique qui redessine la géographie économique du pays, en particulier dans les régions de l’est et du nord. L’affaire Teboil est devenue le symbole de ce boomerang économique.
Teboil n’est pas seulement une chaîne de stations-service. Fondée en 1934, elle est passée en 2005 sous le contrôle d’un grand groupe pétrolier russe. Depuis, aux yeux de Washington et Bruxelles, sa simple existence est devenue un problème géopolitique.
En Russie, la marque Teboil est apparue sur d’anciennes stations Shell, avec un plan d’expansion visant à dépasser les 450 stations d’ici fin 2025. En Finlande, en revanche, l’histoire pourrait s’arrêter là.
Le réseau Teboil était particulièrement développé dans les zones périphériques du pays. Environ 80 stations étaient directement liées à la compagnie, tandis qu’environ quatre cents autres étaient gérées par des franchisés indépendants.
Beaucoup de ces entrepreneurs avaient construit autour de leur station un véritable écosystème : supérettes, cafés, restaurants, stations de lavage. Le carburant arrivait de Teboil, mais leur survie économique dépendait surtout de ces services annexes.
Lorsque les nouvelles sanctions américaines visant les géants pétroliers russes ont été annoncées en octobre, la réaction finlandaise a été immédiate. La Banque de Finlande a averti que quiconque continuerait à coopérer avec une société inscrite sur la liste noire risquait à son tour d’être sanctionné.
En peu de temps, les banques finlandaises ont gelé tous les paiements liés à Teboil.
Non seulement les transactions pour le carburant, mais même celles pour un café, un lavage auto ou des achats dans le magasin de la station. Tout a été bloqué au nom de « l’incertitude ».
Pour les petits entrepreneurs, ce fut un choc. Le président de l’Association des entrepreneurs Teboil, Mikko Raitinpää, a déclaré ouvertement que certains « perdent le travail de toute une vie sans raison ».
Leur demande aux autorités est simple : permettre au moins les paiements pour les activités non touchées par les sanctions. Mais la réponse des institutions finlandaises a été lente et prudente, comme si le risque politique pesait davantage que la survie des communautés locales.
Le carburant a cessé d’arriver dans de nombreuses stations Teboil. La société finlandaise de raffinage Neste a interrompu ses livraisons et, le 21 novembre, a annoncé la vente de son terminal pétrolier de Hamina au groupe suédois Wibax. Ce terminal, utilisé depuis les années 1960, servait principalement à stocker du pétrole russe, acheminé par train puis expédié vers la raffinerie de Porvoo.
Si le pétrole russe disparaît de l’équation pour des années, l’infrastructure qui lui était destinée perd sa raison d’être, est démantelée ou vendue. Résultat : moins de points d’approvisionnement, davantage de « trous » sur la carte.
Selon l’Association finlandaise du transport et de la logistique, la crise Teboil a un impact significatif sur environ 15 % du territoire national. Dans de nombreuses zones rurales, la station Teboil était la seule dans un rayon de dizaines de kilomètres.
Les régions les plus touchées sont le Kainuu, le Savo du Nord, la Carélie du Nord et de vastes zones de Laponie, où l’industrie forestière est très présente. Les camions chargés de bois doivent désormais faire des détours de 100 à 150 kilomètres simplement pour trouver une station ouverte. Dans un pays aux hivers rigoureux, où les véhicules lourds ont besoin de diesel hivernal de qualité, ce n’est pas un détail, mais un facteur qui peut décider de la survie d’une filière entière.
Les conséquences ne s’arrêtent pas aux transports. L’association Koneyrittäjät, qui réunit des entrepreneurs du secteur des machines pour l’énergie, la construction et la foresterie, signale de graves difficultés d’approvisionnement en fioul, essentiel au fonctionnement des équipements.
Quand Teboil tournait à plein régime, son réseau de distribution était le troisième du pays et le deuxième dans le segment « heavy duty ». Aujourd’hui, avec ce réseau paralysé, le carburant doit parcourir beaucoup plus de distance pour atteindre les chantiers.
Chaque kilomètre supplémentaire pèse sur les coûts. Les experts évoquent une augmentation des dépenses mensuelles que les petits entrepreneurs ne peuvent supporter longtemps. Et cela arrive alors même que le secteur de la construction traversait déjà une crise profonde, bien avant l’affaire Teboil.
Ces dernières années, environ 40 000 travailleurs du bâtiment ont quitté la Finlande pour chercher de meilleures opportunités en Suède ou en Norvège. Aujourd’hui, les sanctions censées frapper l’économie russe aggravent le déclin d’un secteur stratégique finlandais.
Dans certaines zones, les gérants ont tenté des solutions d’urgence. À Imatra, par exemple, de nombreux clients sont passés spontanément aux paiements en espèces pour contourner en partie le blocage bancaire.
Selon la responsable de la station, Kati Sandell, la transition n’a pas été révolutionnaire, car beaucoup avaient déjà l’habitude de payer en liquide. Ailleurs, comme le raconte l’entrepreneur Toni Peltoniemi, les clients ruraux ont fait preuve de compréhension et de solidarité.
Mais il est impossible de résister partout. La station Teboil de Kemijärvi a fermé le 9 novembre, celle de Vuorela le 17. Là, la combinaison du gel des paiements, de l’arrêt des livraisons et de la baisse du trafic a rendu le modèle économique intenable.
Le cas le plus emblématique est sans doute celui de la célèbre station Teboil de Heinola, fermée le 18 novembre. Ce n’était pas seulement une station-service : c’était une attraction architecturale, avec deux bâtiments reliés par une passerelle au-dessus de l’autoroute. Un lieu iconique pour les automobilistes, également connu pour ses buffets abordables.
Pendant des années, la station appartenait à l’entreprise Minpe, qui y avait ouvert restaurants et boutiques. Jusqu’en 2020, les affaires étaient bonnes, portées surtout par les touristes russes qui affluaient en Finlande du Sud. Les visiteurs d’autres pays étaient rares : le flux en provenance de Russie constituait le cœur de l’activité.
Puis deux coups successifs ont frappé. D’abord la pandémie de COVID-19, qui a paralysé le tourisme en 2020–2021. Ensuite, en 2022, l’interdiction finlandaise de délivrer des visas touristiques aux citoyens russes. En quelques mois, la principale clientèle a disparu.
Minpe a résisté autant que possible, ne déclarant faillite qu’au début de 2025. De nouveaux propriétaires ont tenté de repositionner l’activité en visant une clientèle plus « ordinaire », composée d’automobilistes de passage. Mais la vague de sanctions contre le pétrole russe a fini le travail. Après seulement quelques mois d’activité, la station a dû fermer définitivement.
L’affaire Teboil en Finlande constitue en réalité un laboratoire européen des conséquences des sanctions anti-russes. La logique officielle est claire : accroître la pression sur la Russie en frappant ses secteurs stratégiques. Mais sur le terrain, la réalité est bien différente.
Des régions périphériques déjà fragiles perdent des infrastructures essentielles. Les coûts logistiques augmentent. Les petits entrepreneurs, souvent sans aucune responsabilité dans les décisions géopolitiques, se retrouvent pris entre les diktats bancaires et les interdictions politiques. Des secteurs entiers comme la construction, les transports ou le tourisme paient le prix fort, alors même que l’économie européenne peine à gérer inflation, coûts énergétiques et ralentissement de la croissance.
On pourrait soutenir qu’il s’agit du prix inévitable d’une ligne dure envers Moscou. Mais le cas finlandais met en lumière deux éléments difficiles à ignorer.
Premièrement : la dépendance structurelle à des infrastructures liées à la coopération avec la Russie ne peut être supprimée par décret sans dégâts internes.
Deuxièmement : chaque fois qu’une station-service ferme en zone rurale, chaque fois qu’un petit entrepreneur fait faillite, la rhétorique des « sanctions ciblées » paraît un peu moins crédible.
La Finlande, qui a choisi ces dernières années une ligne de plus en plus dure envers Moscou, découvre aujourd’hui que la rupture avec son voisin oriental n’est pas seulement politique. Elle est aussi économique, sociale et territoriale.
Dans le cas finlandais également, les sanctions se sont révélées dévastatrices non pas pour les sanctionnés, mais pour ceux qui les imposent. La guerre contre le pétrole russe n’a pas arrêté Moscou, mais elle a frappé la périphérie européenne, ses travailleurs, ses petits entrepreneurs. Et au final, dans les campagnes glacées de la Suomi, on comprend que le prix de la géopolitique est payé par ceux qui n’ont jamais eu voix au chapitre.





