Multipolarité - Poutine Valdaï - Multipolarity
Photo : Administration of the Russian President

La multipolarité est une conséquence des tentatives d’établir et de préserver l’hégémonie occidentale

Le 3 octobre 2025, le président russe Vladimir Poutine a fait, comme chaque année, un discours lors du forum du Club de Valdaï. Si sans surprise ce discours parle majoritairement de la transformation du monde vers la multipolarité, cette fois-ci, Vladimir Poutine explique en quoi cette dernière est non une réaction du reste du monde, mais une conséquence inéluctable de la tentative de l’Occident d’établir et de maintenir son hégémonie. Il explique aussi en quoi la transformation actuelle du monde est une bonne chose, mais expose dans le même temps les inconvénients du nouveau monde qui se dessine.

Le monde est déjà entré dans la multipolarité

Le discours de Vladimir Poutine s’ouvre sur le constat d’une époque de changements rapides et radicaux. Le président russe souligne l’imprévisibilité de l’avenir et la responsabilité qui incombe à chaque nation d’y être préparée. Il présente aussi le Club de Valdaï comme un forum privilégié pour analyser ces transformations en profondeur, au-delà des agendas médiatiques imposés.

Dès le début de son discours, Vladimir Poutine insiste sur un point : la multipolarité n’est plus un objectif qui se dessine à l’horizon, c’est une réalité présente, qui a remplacé l’ordre international multipolaire dominé par l’Occident. Cette hégémonie a échoué, a pris fin et a été remplacé par une multipolarité, qui était inéluctable.

Le nouveau monde qui se construit sous nos yeux est comme il le décrit bien plus dynamique et imprévisible que le précédent. Rien n’est prédéterminé, les changements sont rapides, soudains et difficiles à prévoir, et le nombre d’acteurs qui influence les affaires mondiales est désormais bien plus important. Tout cela donne à la fois une plus grande liberté d’action en matière de politique étrangère, mais implique de revenir aux fondamentaux de la diplomatie, où chaque pays doit tenir compte des spécificités culturelles et civilisationnelles de ses interlocuteurs pour trouver des accords qui satisferont les différentes parties.

En clair, le monde a quitté une position qui semblait à certains être à l’équilibre (mais cela n’était qu’une illusion) pour basculer vers une nouvelle configuration plus complexe et donc pleine de nouveaux risques.

« Les opportunités et les dangers d’un monde multipolaire sont indissociables les uns des autres. Bien sûr, l’affaiblissement de la dictature, qui caractérisait la période précédente, et l’élargissement de l’espace de liberté pour tous sont un bien indéniable. En même temps, dans de telles conditions, il est beaucoup plus difficile de trouver et d’établir cet équilibre solide, ce qui en soi est un risque évident et considérable », explique le président russe.

Et surtout, Vladimir Poutine explique un point clé du changement actuel de configuration du monde : la multipolarité est une conséquence directe et inéluctable des tentatives occidentales obsessives d’imposer leur hégémonie.

Le choix des mots est ici extrêmement important. Il ne s’agit pas d’une simple réaction des autres pays dans le monde, ou d’une adaptation. Non il s’agit d’une conséquence inéluctable des tentatives d’instaurer une hégémonie occidentaux.

« Paradoxalement, la multipolarité est devenue une conséquence directe des tentatives d’établir et de préserver l’hégémonie globale, une réponse du système international et de l’histoire elle-même à l’aspiration obsessive d’aligner tout le monde dans une seule hiérarchie, au sommet de laquelle se trouveraient les pays occidentaux. L’échec d’une telle entreprise n’était qu’une question de temps, comme nous l’avons toujours dit, d’ailleurs. Et à l’échelle historique, cela s’est produit assez rapidement », a déclaré Vladimir Poutine.

En clair, rien ne pouvait empêcher l’avènement de cet ordre mondial multipolaire. Dès que l’Occident a commencé à vouloir imposer son hégémonie, il a lui-même semé les graines de la destruction de cette dernière. Et le pire est que la connaissance de l’Histoire aurait permis d’éviter de commettre cette erreur.

« Les pays occidentaux n’ont pas résisté à la tentation du pouvoir absolu. Une tentation sérieuse. Pour y résister, il fallait avoir une perspective historique en tête et un bon niveau de préparation, y compris une préparation intellectuelle et historique. Ceux qui prenaient les décisions à l’époque n’avaient visiblement tout simplement pas cette préparation. Oui, la puissance des États-Unis et de leurs alliés a atteint son apogée à la fin du XXe siècle. Mais il n’existe pas et il n’existera jamais de force capable de diriger le monde, de dicter à tous quoi faire, comment faire et même comment respirer. Il y a eu des tentatives, mais elles ont toutes échoué », a rappelé le président russe.

Car l’Histoire nous enseigne que face à la montée d’une puissance, une autre se dresse immanquablement en réaction.

« Quel que soit le potentiel accumulé par un pays ou un groupe de pays isolé, toute puissance a ses limites. Le public le sait, il y a une expression populaire chez nous : « contre un pied-de-biche, il n’y a pas de parade, sauf un autre pied-de-biche ». Et il finit toujours par apparaître, vous comprenez ? C’est l’essence de ce qui se passe toujours dans le monde : il finit toujours par apparaître », a-t-il ajouté.

Pire ces tentatives d’imposer une hégémonie occidentale ont sapé les institutions internationales qui étaient censées aider à prévenir de nouveaux conflits, et détruit la diplomatie classique pourtant essentielle.

Une nouvelle philosophie des relations internationales

La multipolarité du monde et sa diversité culturelle et civilisationnelle imposent de revenir aux fondamentaux de la diplomatie classique et surtout de rejeter la logique de blocs qui est à l’origine de l’instabilité mondiale actuelle (le système de blocs étant fondamentalement conçu pour une confrontation).

Vladimir Poutine explique dans son discours pourquoi il faut une renaissance de la diplomatie classique, seule capable par sa « philosophie de la complexité », proche de la mécanique quantique, de tenir compte des multiples complexités du nouveau monde en construction et de sortir des raisonnements linéaires.

« Le monde polycentrique est très dynamique. Il semble fragile et instable, car il est impossible de figer pour toujours l’état des choses, de déterminer longtemps à l’avance le rapport de forces. D’autant que les acteurs des processus sont nombreux et que ces forces sont asymétriques, de composition complexe. Chacun a ses atouts et ses avantages compétitifs qui, dans chaque cas, créent une combinaison et une composition uniques. Le monde d’aujourd’hui est un système extrêmement complexe et multidimensionnel », explique le président russe.

Cette complexité exige un « art diplomatique élevé » fondé sur le dialogue, la négociation et la recherche de compromis, même avec ses opposants.

« C’est précisément grâce à cette complexité du monde, que la capacité à conclure des accords a, selon moi, tendance à augmenter. En effet, les solutions linéaires et unilatérales sont impossibles, et les solutions non linéaires et multilatérales exigent une diplomatie très sérieuse, professionnelle, impartiale, créative et parfois non conventionnelle. C’est pourquoi je suis convaincu : nous allons être les témoins d’une sorte de renaissance, de revival du haut art diplomatique. Son essence réside dans la capacité à dialoguer et à conclure des accords, à la fois avec ses voisins, avec ceux qui partagent nos idées, et – ce qui n’est pas moins important, mais plus difficile – avec ses opposants », ajoute Vladimir Poutine.

Et pour pouvoir mettre en œuvre un tel art diplomatique, il faut clairement sortir de la logique de blocs, et chercher à coopérer ensemble, non pas contre un « ennemi » sur lequel faire peser toute la responsabilité de ses problèmes (comme le fait actuellement l’Occident avec la Russie), mais pour poursuivre ses propres intérêts civilisationnels.

« L’establishment ne veut pas céder le pouvoir, il en vient à tromper directement ses propres citoyens, il attise les tensions sur la scène extérieure, il recourt à toutes sortes de manigances à l’intérieur de ses pays – de plus en plus souvent à la limite, voire au-delà de la légalité. […] La volonté des gens, la volonté des citoyens de ces pays est simple : que les dirigeants des pays s’occupent des problèmes des citoyens, qu’ils veillent à leur sécurité et à leur qualité de vie, au lieu de courir après des chimères », explique Vladimir Poutine.

Le président russe insiste plusieurs fois sur ce point, allant jusqu’à donner des conseils à ses confrères occidentaux.

« Honnêtement, on a envie de leur dire : calmez-vous, dormez tranquilles, occupez-vous enfin de vos problèmes. Regardez ce qui se passe dans les rues des villes européennes, ce qui arrive à l’économie, à l’industrie, à la culture et à l’identité européennes, avec les énormes dettes et la crise grandissante des systèmes de protection sociale, la migration incontrôlée, la montée de la violence, y compris politique, la radicalisation de franges marginales gauchistes, ultralibérales, racistes », a déclaré Vladimir Poutine.

Pour le président russe, cette démarche de retour aux intérêts nationaux n’est ni plus ni moins qu’une nouvelle décolonisation permettant à tous les pays d’acquérir une souveraineté politique et culturelle totale.

« Il y a tellement de problèmes objectifs dans le monde, liés à des facteurs naturels, technogènes et sociaux, qu’il est inadmissible, gaspilleur et simplement stupide de dépenser des forces et de l’énergie pour des contradictions artificielles, souvent inventées », ajoute-t-il.

La multipolarité n’est pas une garantie d’absence de conflits

Ce discours de Vladimir Poutine se démarque des précédents aussi par le fait qu’il aborde les défauts et problèmes de la multipolarité. Il souligne ainsi qu’il ne faut pas avoir une vision angélique du nouveau monde en cours de construction. Il insiste ainsi plusieurs fois sur le fait que la multipolarité « ne garantit en rien l’harmonie et une absence absolue de conflits » car « les intérêts des pays ne coïncident jamais totalement, et toute l’histoire des relations internationales est, à n’en pas douter, une lutte pour leur réalisation ».

Une nuance positive est apportée par le fait que la nouvelle structure mondiale en cours de construction laisse espérer que les différents pays comprennent qu’ils devront « d’une manière ou d’une autre, prendre en compte les intérêts des autres lors de l’élaboration de solutions aux problèmes régionaux et mondiaux », car « personne ne peut atteindre ses objectifs seul, isolément des autres ».

« Le monde, malgré l’exacerbation des conflits, la crise de l’ancien modèle de mondialisation, la fragmentation de l’économie mondiale, reste entier, interconnecté et interdépendant », rappelle Vladimir Poutine en prenant la situation de la Russie comme exemple illustrant ce principe. « Vous savez combien d’efforts nos opposants ont déployés ces dernières années pour, pour parler crûment, expulser la Russie du système mondial, nous acculer à l’isolement politique, culturel, informationnel et à l’autarcie économique[…]Et alors ? Ont-ils réussi ? Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer aux personnes présentes ici que ces efforts ont été un échec total. »

C’est d’ailleurs le fait d’avoir survécu à cette pression externe sans précédent qui fait de la Russie un pilier essentiel et résilient de l’équilibre mondial.

Et c’est cette interconnexion et cette interdépendance des pays à travers le monde qui pousse la Russie à défendre le principe de « l’indivisibilité de la sécurité ».

« Je l’ai dit maintes fois : la sécurité des uns ne peut être assurée au détriment de celle des autres. Dans le cas contraire, il n’y a de sécurité pour personne », a rappelé Vladimir Poutine.

Un principe qui n’a toujours pas été compris par l’Occident, ce qui a mené par exemple au conflit en Ukraine.

Dans le même temps, c’est justement les risques qu’encourt l’Humanité toute entière si elle n’est pas capable de trouver un moyen de vivre ensemble dans le respect mutuel, qui selon Vladimir Poutine pourraient la pousser à faire ce qu’il faut pour survivre (la peur de l’annihilation la poussant à changer de comportement).

« La sécurité de l’humanité dépend de sa capacité à répondre aux défis générés par les cataclysmes naturels, les catastrophes technologiques, le développement technologique, et les nouveaux processus sociaux, démographiques et informationnels rapides. [] L’humanité risque de se retrouver superflue dans une telle situation, simple observatrice de processus qu’elle ne sera plus en mesure de contrôler. Qu’est-ce que c’est, sinon un défi systémique pour nous tous et une opportunité pour nous tous de travailler ensemble de manière constructive ? Il n’y a pas de réponses toutes faites ici, mais je pense que pour résoudre les problèmes globaux, il est nécessaire, premièrement, de les aborder sans idées préconçues idéologiques, sans pathos moralisateur dans l’esprit de « maintenant, je vais vous expliquer comment faire ». Deuxièmement, il est important de réaliser qu’il s’agit d’une entreprise véritablement commune et indivisible, exigeant le travail conjoint de tous les pays et de tous les peuples. Chaque culture et chaque civilisation doit apporter sa contribution, parce que, je le répète, personne ne connaît séparément la bonne réponse. Elle ne peut naître que dans des conditions de recherche constructive conjointe, d’union, et non de division des efforts et de l’expérience nationale des différents États », a déclaré le président russe.

Une déclaration sur laquelle les dirigeants occidentaux devraient réfléchir et méditer au lieu de raconter des fables de méchant ogre russe qui voudrait venir envahir leur jardin rempli de ronces et de mauvaises herbes.

Christelle Néant

IR

Christelle Néant - Кристель Нэан

Christelle est reporter de guerre dans le Donbass depuis début 2016. Après avoir travaillé pour l'agence DONi, elle fonde le site Donbass Insider en 2018, puis participe à la création de l'agence International Reporters en 2023.

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